De la Rebbetzen à la Rabbah

De la femme du rabbin à la femme rabbin

© Ruthi Helbitz Cohen, Untitled, oil on canvas, 160 x 110 cm
Courtesy Gordon Gallery, Tel Aviv

Comment les femmes juives investissent-elles progressivement, un espace qui fut, durant des millénaires, exclusivement masculin ? Comment les femmes ont-elles réussi cette transition de rebbetzen, traditionnellement la femme du rav, qui organise la vie du foyer et « libère » son conjoint de toutes les activités domestiques, tout en jouant le rôle d’assistante, de confidente, en s’engageant, progressivement, dans le champ de la vie communautaire, de l’enseignement, voire le summum de l’autorité religieuse et spirituelle, celui de Rabbah (rabbin au féminin) ?

Il est difficile de traiter de la question du leadership spirituel et religieux au féminin, sans évoquer la question de l’instruction, car la première se développa, manifestement, à la suite de la seconde.

Pendant longtemps, l’organisation de la société juive fut assez clivée : les femmes assumaient des obligations domestiques et les hommes, des obligations intellectuelles et sociales (Midrash Genèse Rabba 18,11).

Pourtant, la mitsva d’enfanter (Genèse 1) et les commandements liés à l’éducation des enfants sont adressés aux pères, de manière paradoxale ! (TB Kidoushin 29a ; Tossfot Yeshenim sur Yomah 82a ; Mishnah Brourah 616, siman 5)

Dressons une perspective historique : dans la Bible, la question de l’accès des femmes au savoir et au leadership est ambivalente. Les femmes présentées à divers degrés de complexité sont tour à tour, sachantes, qualifiées d’intelligentes, occupent des postes de leadership, mais également, dans un rôle maternel exclusif, ou peu impliquées.

Ainsi, Myriam (Exode 15), les filles de Tsélofhad (Nombres 27) ou Déborah, leader guerrier, spirituel et juridique du peuple des enfants d’Israël. Dans un autre registre, mentionnons Sarah, qui « se tenait dans la tente » (Genèse) ou encore Léa, mère de nombreuses tribus. Même si leur caractère était parfaitement affirmé, elles demeurèrent largement en retrait des événements.

Sur le champ de l’instruction, la Torah affirme : « Tu les inculqueras à tes enfants… » (Deutéronome 6,8). L’injonction est sans ambiguïté : enseigne à banekha (« tes enfants ») et ce mot neutre inclut garçons et filles. Certains rabbins concluent : « … il peut enseigner la Bible à ses fils et filles ». (Mishnah Nédarim 4,3).

Pour autant, par l’imprégnation des Juifs dans les sociétés babyloniennes et grecques, où la mise à l’écart des femmes était tenue pour acquise, un tel verset ambivalent, avait peu de chances d’être interprété en faveur de l’instruction des femmes.

Et les nombreuses discussions du Talmud de Babylone confirmèrent leur écartement de la sphère de l’étude.

Ainsi, Rabbi Eliezer (Yoma 66b) répondant à une question d’une femme sage : « Il n’y a pas de sagesse chez une femme si ce n’est tisser avec un fuseau ».

Toutefois, cette anecdote racontée sous une forme différente par le Talmud de Jérusalem laisse penser que les positions de Rabbi Eliezer semblaient poser problème. (Talmud de Jérusalem – Sotah 3).

Quelques rares exceptions émergent dans le Talmud, comme Beruriah, femme de Rabbi Meir ou Yalta, femme de Rabbi Nahman. Elles sont instruites, brillantes, dans un monde où seuls les hommes ont accès au savoir. (TB Erouvin 53b, Avodah Zara 18a-b, Pessahim 62b, Brahot 51b, Nédarim 20b).

Avec le temps, et l’installation des Juifs dans les sociétés séculières, nous découvrons qu’il demeura toujours une poignée de femmes qui n’obéissaient pas à cette logique. Ces rares femmes bénéficiaient d’une instruction poussée et pouvaient étudier au même titre que les hommes.

Et ce phénomène d’exception s’explique de deux manières :

1. Nées dans des familles de filles, les pères – conscients de l’importance du commandement d’instruire leurs enfants, les instruisaient en « oubliant » leur sexe. Nous pensons instantanément à Rashi, certainement l’exemple le plus connu. Rashi avait trois filles : Yohéved, Myriam et Rachel, qui furent instruites par leur père et enseignèrent à leur tour, à leurs filles et aux femmes de leur entourage (Alvina, Hannah, Dulcéa de Worms).

2. Ces filles ont grandi dans des familles riches, savantes, où l’étude occupait une place prépondérante et où des précepteurs veillaient à l’acquisition de connaissances, et de savoir-être pour les garçons, les sœurs bénéficiant de cet apprentissage. Ainsi, Paula Dei Mansi, au xiiie siècle, née dans une famille très lettrée baignée dans l’étude (famille de Rabbi N. ben Yehiel) – scribes et érudits de père en fils. Paula, qui devint scribe, aida à la rédaction des ouvrages de son père, Rabbi A. Anau de Vérone.

Avec la Renaissance, son souffle de liberté et la diffusion du savoir et des connaissances (les grandes découvertes, apparition de l’imprimerie) en particulier en Italie, les exemples de femmes instruites ne manquèrent pas (Deborah Ascarelli de Rome, Sara Coppia Soullam, Benvenida Abravanel, Fioretta de Modène, Diana Rieti, Rivka de Ferrare).

Mais deux femmes, en particulier, ont retenu notre attention :

– Miriam Spira-Luria, fille de Shlomo Spira (c. 1375-c. 1453) que Yohanan Luria décrit comme « Rabbanit Miriam, érudite, qui enseignait cachée derrière une mehitsa (séparation des espaces à la synagogue) ».

– Anna d’Arpino, mentionnée dans les registres de la synagogue de Rome, payée pour diriger les femmes en prière dans la synagogue durant les shabbat et jours de fêtes.

Dans ces deux cas, nous retrouvons le lien entre érudition et charges pastorales, en un temps où cela n’existait pas.

Au sein des communautés juives du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, quelques très rares personnalités émergèrent :

– À Bagdad, au xiie siècle, Bat Ha-Levi (fille unique du Gaon de Bagdad, Rabbi S. H. ben Al-Dastur) et dont le nom précis demeure inconnu, confirmant l’invisibilité de ces femmes. On sait qu’elle prenait place derrière une fenêtre ouverte, pour enseigner aux étudiants de la yeshiva paternelle, installés dans la cour. (Hesped, éloge funèbre, rédigé par Rabbi E. Ha-Bavli, 1220).

– Plus de trois siècles plus tard, Osnat Barzani, fille unique. Son père, Rabbi S. ben N.H. Barzani lui offrit l’instruction qu’il aurait certainement dispensée à ses fils. Osnat se passionna, très jeune, pour l’étude. Elle épousa Rabbi Yaacov ben Yéoudah Mizrahi et, sur l’acte de mariage, fut inscrite l’obligation de lui permettre de continuer de s’instruire. Après le décès de son père, et celui de son époux, Osnat fut nommée à la direction de la yeshiva de Mossoul. Certainement la première femme rabbah (rabbin) de l’histoire juive.

Dans le sillage des Lumières (xviiie siècle), des traductions des textes saints en yiddish circulèrent et bénéficièrent en particulier aux femmes (non-lectrices en hébreu). La Haskala (mouvement d’ouverture et de modernisation de la pensée juive) eut un impact considérable sur la vie juive en Europe. Ces changements atteignirent, certes plus tardivement, les communautés juives du shtetl (petites bourgades de l’Est de l’Europe où les Juifs se regroupaient et vivaient en semi-autarcie).

Toutefois, le chemin fut difficile, jusque dans les cercles des maskilim (promoteurs de la Haskala), où des femmes peinaient à exister. Ainsi, Taube Segal qui publia en 1879, en hébreu, une série d’articles décrivant avec brio les difficultés pour les femmes à se réaliser, y compris dans les cercles des maskilim.

Dans les communautés libérales, la décision d’ordonner des femmes rabbins ne suivit pas immédiatement la Haskalah. Il fallut attendre 1935 pour voir Regina Jonas recevoir l’ordination rabbinique.

Dans le monde orthodoxe, les évolutions furent différentes.

Née en 1883, Sarah Schenirer, marqua un pas en avant considérable. Instruite par son père, elle fonda en 1923 le réseau d’écoles pour filles « Beth-Yaacov », s’appuyant sur les prises de position du Hafetz Haim sur ce sujet.

Inexorablement, et plus intensément après la Shoah, des portes s’ouvrirent et les lieux d’études juives sur le modèle des yeshivot traditionnelles se multiplièrent.

Le pionnier fut le Rav Y. B Soloveitchik (Boston, école Maïmonide 1937) qui offrait une égalité filles/garçons dans l’étude. En 1976, l’institut Lindenbaum à Jérusalem, et l’institut Drisha, à New York, en 1985, proposèrent des cursus typiques des yeshivot.

De grands décisionnaires confirmèrent ces initiatives comme le Rav A. Lichtenstein, ou Rabbi M.M. Schneerson, qui voit dans l’évolution de l’accès à l’étude des femmes juives, un signe messianique, une rédemption de l’humanité. (Rabbi M. M. Schneerson, « Women’s obligations in the study of Torah and education » Lag Baomer avril 1990 – in newsletter Kfar Habad 430).

En plus de l’accès croissant à l’instruction des femmes, les grandes avancées sociétales contribuent à favoriser l’accès au leadership spirituel.

Ces bouleversements n’échappent pas au jugement de certains rabbins. Ainsi, le Rabbin Haim Hirschenshon (1857-1935), écrit que « le statut socio-économique des femmes comme il se laisse deviner dans la Halakha n’est que le résultat de l’ordre social ancien et ne dit rien sur le principe de ce statut au regard de la Halakha. Celle-ci… ne décrète jamais ce contexte social. … Jamais la Halakha ne fut un frein au progrès… sur aucune question !

Jamais la Torah s’est vue dans une situation de fouler du pied les droits d’une créature… les droits des femmes… ! Reconsidérer leur statut ne signifierait pas un changement halakhique, mais un changement de regard sur les femmes !

… la Halakha ne se construit pas sur les temps reculés sauf lorsque cela est clairement énoncé… personne ne nous a jamais contraints à s’installer sous des tentes au prétexte que tous les pères fondateurs vivaient sous des tentes ; en revanche, la brit mila (circoncision) est clairement donnée comme une injonction aux générations suivantes (« alliance éternelle »)… » (Malki Ba-Kodesh, partie 2, pages 12, 192).

Les Rebbetzen continuent leur chemin mais, à présent, à leurs côtés, des femmes rabbah (rabbins) émergent et peuvent aujourd’hui diriger et inspirer leur communauté (orthodoxe, massorti ou libérale).

Et les principaux arguments qui empêchaient les femmes d’aspirer à conduire des communautés sont reconsidérés par des décisionnaires halakhiques de plus en plus nombreux qui ont compris la vitalité de ce mouvement.

De façon non exhaustive, on pourrait citer quelques obstacles qui ont été levés : la question de la récitation de certaines bénédictions, la prise de parole des femmes en public pour mener des sermons, la montée à la Torah des femmes. L’interdiction formulée par Maïmonide de voir des femmes occuper des postes de responsabilité religieuse a été nuancée par d’autres décisionnaires (Rav Ouziel, Grand rabbin sépharade d’Israël) et par la Haute Cour de Justice israélienne, validant la nomination de Leah Shakdiel, en 1988, à un Conseil religieux régional.

Pour conclure, laissons la parole à Tamar Ross qui décrit cette mutation :

« … Les partisans de cette révolution… ont compris assez rapidement que leurs diplômées ne se contenteraient pas des perspectives actuellement limitées de leadership religieux. [Il fallut] tracer de nouvelles voies afin que ces femmes puissent servir de modèles à une jeune génération qui tiendra ces progrès pour acquis. La première étape évidente fut de remplacer le rôle dominant des enseignants masculins et des directeurs d’institutions pour femmes par des femmes, également capables d’effectuer le travail… [Elles] ont porté leur regard au-delà des rôles éducatifs étroitement définis vers des perspectives plus larges de leadership rabbinique et communautaire. »

Pour en savoir plus:

• Adelman, Howard Tzvi. “The Literacy of Jewish Women in Early Modern Italy.” In Women’s Education in Early Modern Europe : A History, 1500-1800. Edited by Barbara J. Whitehead, 133-158. New York and London : 1999.
• Shlomo Ashkenazi, “Ha-Ishah be-Aspaklariat ha-Yahadut”, vol. 1, Jerusalem, 1953, pp.115-130 (en hébreu)
• Tallan Cheryl and Emily Taitz. “Learned Women in Traditional Jewish Society.” Shalvi/Hyman Encyclopedia of Jewish Women. 31 December 1999. Jewish Women’s Archive.
• Rav Y. Henkin, La Tsniout dévoilée, ed. Tilmad, 2019
• Sara Hurwitz, “Orthodox women in Rabbinic Roles”, in Elyse Goldstein editions, New Jewish Feminism, Woodstock-Jewish Lights, 2009,p. 133-143
• Ouri Melamed, Rinah Levine-Melamed, “Ha-Rabbanit Osnat : Rosh Yeshiva be-Kourdistan”, Paamim 82, p. 163-178
• Pamela Nadell, “Women Who Would Be Rabbis : A History of Women’s Ordination”, 1889−1985, Beacon Press, 1998
• Tamar Ross, “Expanding the palace of Torah – Orthodox and feminism”, 2nd edition, Brandeis University Press, 2004-2021
• Taube Segal, “The woman question”, Ha-Ivri, 1879
• Sigal Samuel and Vali Mintzi, “Osnat and her dove – the true story of the world’s first female rabbi”, LQ
• Rabbi Daniel Speber, “Darka shel Halakhah”, Réouven Mass ed.,Jérusalem, 2007 (en hébreu)