DEUX RELIGIONS SŒURS

Dans les années quatre-vingt-dix, en Israël, la publication d’une série d’articles dans la revue Sion par l’historien Israël Jacob Yuval crée une polémique sans précédent. Le débat quitte le milieu savant et les revues d’Histoire pour gagner la presse généraliste, allant jusqu’à faire dire que ces articles n’auraient jamais dû être écrits. Ceux-ci, regroupés en un livre, Deux peu- ples en ton sein : Juifs et chrétiens au Moyen Âge, remettent notamment en cause la vision classique d’une relation judaïsme-christianisme comme religion-mère et religion- fille. Nicolas Weill, qui a traduit et augmenté l’ouvrage en français en 2012, revient avec nous sur les apports de cet ouvrage.

ENTRETIEN AVEC NICOLAS WEILL

En quoi Israel Yuval et son livre constituent- ils une rupture ?
Yuval appartient, comme Daniel Boyarin et d’autres, à la première génération d’historiens juifs post-Vatican II, qui ont pu étudier, sans pour autant l’évacuer, la relation Juifs-Chrétiens à travers un autre prisme que celui de la persécution, et qui ont été attentifs non pas seulement à la confrontation, à la définition de l’authenticité de l’un par rapport à l’autre mais aussi au dialogue constant et bien plus important que ce qu’il n’y paraissait entre le christianisme et le judaïsme. C’est la première génération à prendre la mesure de l’importance du christianisme dans la construction même du judaïsme. Cette révolution copernicienne dans l’histoire savante du judaïsme n’est plus centrée sur la croyance dans l’autonomie du développement juif mais s’intéresse à la conversation souvent violente quoique constante entre les deux religions. La thèse fondamentale de Yuval est que le judaïsme et le christianisme ne sont pas des religions qui entretiennent un rapport d’ascendance, religion-mère et religion-fille, mais bien plutôt des religions dont les rapports sont ceux de deux religions sœurs qui se sont développées sur un même terreau biblique.
Yuval ajoute que l’essentiel du dialogue est asymétrique, c’est-à-dire que le christianisme, à partir du IVe siècle, influe sur le judaïsme et non le contraire. Il ne faut donc pas comprendre ce dialogue comme nécessairement œcuménique : il est souvent brutal et inégalitaire ; le christianisme est en situation d’imposer les conditions et les thèmes du dialogue, tandis que le judaïsme est plus en situation réactive.

Peut-il y avoir un réel dialogue théologique ou doctrinal, existe-t-il manifestement des emprunts puis des intégrations à l’autre, ou est-ce toujours un dialogue dans la construction des orthodoxies respectives, c’est-à-dire en réaction à l’autre ?
Il y a de nombreux exemples de ces intégrations de la réalité de l’autre qui forgent la théologie et la pratique. Par exemple, Yuval parle de la lecture de la Haggada de Pessah comme d’un contre-Évangile dont l’un des textes de référence serait un écrit antijuif de Méliton de Sardes. Le fait que Moïse ne soit pas nommé dans la Haggada servait évidemment à éviter d’insister sur le média humain entre Dieu et la libération de son peuple. C’est ainsi qu’il interprète le chant de Pessah Dayénou (“Cela nous aurait suffi”), un chant qui pourrait vouloir dire “Nous n’avons pas eu besoin d’un Christ”.

On connaît les persécutions chrétiennes des juifs. Sans aller jusqu’à des persécutions, qui sont par principe l’apanage du puissant, y a-t-il des exemples de haines juives du christianisme ?
Absolument, et là encore c’est un dialogue, brutal certes, mais un dialogue. Dans certaines des sources liturgiques que l’on trouve dans le livre de Yuval, notamment dans le judaïsme ashkénaze, on trouve des attaques très dures contre le christianisme au nom de ce qu’il appelle un “messianisme de vengeance” qui envisage la destruction des “ennemis”. Que l’on puisse l’aborder témoigne encore une fois du fait que les historiens du judaïsme sont en train de sortir d’une perspective purement victimaire de l’histoire juive, et considèrent désormais les juifs comme des acteurs. Les juifs ne sont pas uniquement des gens qui réagissent et dont toute l’action serait motivée exclusivement par la persécution dont ils sont l’objet. Le Moyen Âge est une période où le futur ne s’appréhende qu’en termes de fin des temps et d’Apocalypse, et les Juifs ont leur propre vision de cette fin des temps. Évidemment, tout ça n’est pas bienveillant. Pour autant, il ne s’agit absolument jamais pour Yuval de sous-entendre que les juifs seraient responsables de leurs propres persécutions. Il faut garder à l’esprit que ce dont on parle quand il est question de la haine antichrétienne se trouve uniquement dans des textes.

Lorsqu’on lit ce livre, ou qu’on constate ces échanges, positifs ou négatifs, cela donne l’impression un peu contre-intuitive que juifs et chrétiens se connaissaient bien au moyen âge. Est-ce vrai ?
Il est important de se souvenir que le Moyen Âge est une très longue période, et qu’y alternent des temps plus troubles et des temps plus calmes pour les Juifs. Il faut également comprendre que la seule altérité au Moyen Âge en Europe, c’est le judaïsme. Yuval mène toute une réflexion sur ce qu’est une ville médiévale. On sait que l’ère du ghetto commence relativement tard dans l’histoire occidentale. Donc, dans des villes petites, bruyantes, confinées, d’une façon ou d’une autre, oui, on se fréquente. De là à dire qu’on se connaît, c’est un peu plus compliqué : la population est très majoritairement analphabète et les textes juifs commencent seule- ment à être traduits à des fins polémiques.

Cette vision de filiation que dénonce yuval, très présente dans les textes chrétiens, est-elle aussi présente chez les juifs ? Ont- ils le sentiment que le judaïsme a accouché du christianisme ?
Oui. On la trouve par exemple dans la littérature hébraïque contemporaine au XXe siècle, mais surtout pour faire honte aux Chrétiens de leur cruauté envers un peuple auquel appartenait Jésus. Il est essentiel de comprendre que, comme le soulignait l’historien Yosef Hayyim Yerushalmi, s’il n’y avait pas eu l’Église, il n’y aurait sans doute plus de judaïsme, parce que l’Église s’est coulée dans le cadre augustinien qui considérait la présence des Juifs comme légitime. Grâce à cela, et sans minimiser les persécutions, ils n’ont pas été exterminés comme certaines sectes hérétiques. Il n’y a toutefois aucune bienveillance dans cette tolérance : leur présence légitime devait également témoigner de l’abaissement des Juifs aveugles à la révélation du Christ, témoigner du lien entre l’Ancien et le Nouveau Testaments faisant des Chrétiens le Verus Israel. Si cette théorie de Saint-Augustin a justifié la persécution et l’humiliation des Juifs, elle a aussi évité leur éradication. C’est ainsi que les Juifs ont pu, souvent jusqu’aux expulsions, compter sur la puissance royale pour éviter le massacre. Ce paradigme s’effondre avec le développement d’un antisémitisme d’État moderne (même s’il y eut au Moyen Âge de nombreuses persécutions émanant du pouvoir). Et, d’une certaine façon, après la longue période au cours de laquelle Hannah Arendt disait que le peuple protégeait les Juifs contre l’antisémitisme d’État, il me semble que nous sommes dans une période de retour au Moyen Âge pour les Juifs, une période où ils sont à nouveau protégés par le pouvoir central de la fureur d’une partie du peuple…

Comment expliquer la polémique furieuse qui s’est fait jour, jusque dans la presse, lorsque les articles qui constituent ce livre sont parus ?
La première raison tient sûrement au fait qu’il a été parmi les premiers à considérer les Juifs aussi comme des acteurs et non seulement comme de pures victimes. Parallèlement, il brisait le tabou de l’imperméabilité des religions et de l’autonomie de leur formation. Le malaise qu’a suscité ce livre vient aussi du fait qu’une lecture superficielle pourrait laisser imaginer à certains que Yuval brisait un autre tabou – salutaire – empêchant de corréler les persécutions dont les Juifs furent victimes avec leurs faits et gestes réels ou leurs textes. Il faut reconnaître que la lecture de certaines sources juives ne peut que mettre mal à l’aise le lecteur juif moderne. Mais il faut aussi comprendre le contexte de ces écrits, chroniques ou piyyoutim : ils sont écrits dans un hébreu médiéval extrêmement sophistiqué, et n’étaient certainement pas compréhensibles par le lecteur ou le fidèle de l’époque. Ces textes s’adressent à Dieu, il s’agit d’appels à Dieu pour qu’il précipite la fin des temps. C’est finalement très médiéval et illustre à nouveau la perméabilité du judaïsme à son environnement.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan