Le premier signe juif du deuil est appelé la Kri’ah, la déchirure. Il s’agit d’un arrachement, d’une encoche faite dans un tissu. À travers ce geste, les endeuillés que nous sommes disent sans recourir aux mots ce qu’est la mort : une fracture brutale des liens qui nous unissent, une rupture dans la fabrique de nos existences. Et le tissu arraché porte à jamais une marque, une absence que rien ne pourra combler, le trou, le manque de tout ce que ces femmes et ces hommes auraient dit, créé, pensé, engendré…
Face à ce deuil immense, chacun de nous se demande comment vivre avec le vide effrayant de ces jeunes vies arrachées, comment recoudre les fils de leurs existences à la nôtre, comment tisser leur souvenir à nos vies, pour pleinement honorer leur mémoire après leur disparition.
Le numéro de Tenou’a que vous tenez entre les mains fut pensé, conçu, et rédigé dans le temps d’avant… Souvenez-vous, avant ce 13 novembre, on parlait alors beaucoup de réfugiés et d’accueil, du défi que constitue l’arrivée par milliers de ceux qui fuient les combats et frappent aux portes de l’Europe. Il nous semblait urgent d’interroger ce que l’Étranger questionne par sa présence et son identité, de nous demander ce que son étrangeté dit de la nôtre, quand tant de versets de nos textes répètent à la manière d’un leitmotiv : « Souviens- toi que tu fus un guèr – un étranger », n’oublie pas que ton histoire fut celle d’un arrachement et une conscience d’altérité.
Aujourd’hui, la tragédie nous projette autrement dans le temps de l’arrachement et du deuil, douloureusement conscients de la guerre qu’il nous faut mener, ici même. Non pas une guerre contre l’autre – le guèr, mais juste- ment contre les fanatismes incapables de le tolérer. Car tel est le propre de tous les fondamentalismes, et particulièrement de l’islamisme assassin, ils se construisent dans la haine de l’altérité, dans l’incapacité à penser une société autrement que dans la fermeture à toute étrangeté, au nom d’une pureté des origines.
Voilà pourquoi, plus que jamais, nous devons nous souvenir de l’étranger que nous fûmes, pour combattre tous ceux qui se perçoivent comme bien sédentarisés dans leurs dogmes assassins et leurs identités figées. Ce numéro de Tenou’a reste ainsi à la fois pertinent et nécessaire : il s’agit au cœur même du deuil qui nous frappe, de penser ensemble la question de l’arrachement et de l’altérité, comme une mise en chemin vers ce que nous pouvons encore être et recoudre ensemble. Que, selon les mots de notre tradition, « leur âme soit tissée dans le fil du vivant ».