Édito : Perdre le Nord

C’est peu de dire que, depuis le 7 octobre, toute l’équipe de Tenou’a est déboussolée. Il y a eu des incrédulités, des colères, des peurs, des chagrins, des dégoûts, des doutes, des angoisses. Il y a, toujours, ce supplice de l’attente sinistre du compte-goutte de la libération des otages. À l’heure où nous écrivons ces lignes, ils sont encore nombreux, si nombreux, perdus dans les tunnels de Gaza, loin de leurs proches dont les tourments sont indicibles.

Depuis le 7 ocotbre, tout est bouleversé, nous passons par tous les états, le sommeil se fait plus rare, plus difiicile à attraper ou plus agité, certains veulent couper, d’autres ne sont pas capables de penser à quoi que ce soit d’autre, mais une chose en particulier nous est commune : nous échangeons.

Par mail, par téléphone, par Whatsapp ou autour d’un café, nous nous parlons, beaucoup, chaque jour, longuement. Nous parlons des terreurs, des horreurs, des trahisons, mais aussi de ce qui nous habite, nous donne envie de lutter, de continuer, d’y croire encore, nous avons des fous rires, nerveux ou ridicules, mais qui font du bien, nous relativisons parfois, nous dramatisons d’autres fois. Toujours nous parlons de cette boussole, de ce Nord que nous avons perdu, à moins que ce ne soit le Nord lui-même qui se soit perdu.

Nous en sommes arrivés à ce point où il est essentiel de se parler, où on se dit qu’il ne faudrait surtout pas parler de ça, où on se dit qu’on ne peut absolument pas parler d’autre chose. Alors cet impossible donne une pensée urgente, des mots qui décrivent, qui tentent, des mots qui soutiennent ou qui parfois hurlent.

« Penser, malgré tout », dit le titre de ce numéro. Penser avec tout, penser contre soi, penser, penser, penser, pour ne pas laisser le terrorisme nous prendre ça aussi.

Dans ces pages, nous ne vous promettons pas de fous rires, mais nous vous invitons à penser avec nous ce monde nouveau et odieux d’après le 7 octobre 2023. Ces dernières semaines, vous l’avez peut-être suivi, nous vous avons proposé de nombreuses tribunes, textes, témoignages sur le site de Tenou’a, sa newsletter et ses réseaux sociaux. Si vous les avez manqués, vous en retrouverez certains ici.

Parmi ces textes, le bouleversant témoignage du militant pacifiste Nir Avishai Cohen au moment où il enfile son uniforme pour rejoindre son unité militaire dans le Sud, la terrible lettre de l’artiste Haran Kislev au lendemain du massacre dans son kibboutz, l’appel déchirant de l’avocate Roni Malkai au mouvement des droits civiques, l’interpellation du philosophe Raphael Zagury-Orly à ses compagnons intellectuels de gauche, le carnet de guerre troublant de Mira Weil et les vacillements de Gilles Finchelstein.

Delphine Horvilleur et Anna Klarsfeld échangent sur cet enfermement auquel les Juifs de France et d’ailleurs se retrouvent assignés, une nouvelle fois, sur ces anciens compagnons de lutte qui ont choisi de ne pas voir, de ne pas entendre, de rendre le complexe simpliste et les évidences douteuses.

Avec Stéphane Habib nous interrogeons cette déferlante antisémite qui s’est nourrie du pogrom du 7 octobre et, avec Rudy Reichstadt, la folie négationniste qui a saisi une partie du monde occidental. Avec Nathalie Zajde et Izio Rosenman, nous écoutons la voix de ceux qui ont survécu à la Shoah et de ceux qui les accompagnent.

Wajdi Mouawad, Judith Toledano-Weinberg et Audrey Msellati pensent les souffrances qu’on voit et celles qu’on refuse de voir, quand Odélia Kammoun et Sharon Rashbam Prop explorent les défis particuliers des artistes dans cette nouvelle réalité.

Et pour finir, nous partons avec Fanny Arama à la découverte du nouveau roman de Frederika Amalia Finkelstein et, avec Lucie Spindler, nous visitons l’exposition que le mahJ consacre à celui qui nous fait tant de bien et porte de manière si affûtée nos doutes, nos cris et nos interrogations depuis le 7 octobre : Joann Sfar.

Il y a un an tout pile, nous vous proposions un numéro d’anticipation, 1er janvier 2063, dans lequel nous imaginions notamment, avec Frédéric Encel, un Proche-Orient solidaire et prospère devenu un exemple de dialogue et de stabilité. Cela semble aujourd’hui si loin. Alors cette année, tous nos vœux pour 2024 se tournent vers les endeuillés et, surtout, vers les otages et leurs proches, pour que cesse leur calvaire et que puisse débuter le temps de la reconstruction.

ברוך אתה ה״ מתיר אסורים
Béni sois-Tu, Éternel, qui délivre les captifs.
Bonne année 2024, malgré tout.