Entretien lecture: “Qui-vive” de Valérie Zenatti

Le déchirant Dans le faisceau des vivants publié en 2019 s’ouvre sur le choc que produit la mort d’Aharon Appelfeld pour sa traductrice et amie, Valérie Zenatti. L’ouvrage évoque avec pudeur cette âme amie, la manière dont la douceur et la singularité d’Appelfeld auront forgé et encouragé le processus de réflexion et d’écriture chez la romancière. Dans un tout autre registre – fictionnel et quelque peu picaresque – Qui-vive est le fruit du même type de choc vécu par sa narratrice, Mathilde, dont la poitrine s’est “crochetée de stupeur” à l’annonce de la mort du compositeur et chanteur Léonard Cohen, le 7 novembre 2016. À chaque fois, il s’agit de faire face à la disparition d’une mémoire juive :
Et donc, comment vivre ?

Vivre l’après sans sombrer dans une nostalgie dissolvante, retrouver la force de la présence vivifiante : voici le défi de Mathilde dans Qui-vive. On ne reconnaît pas toujours les cris à leurs enveloppes humaines : parfois, ils se muent en chansons, en manuscrit dont personne ne soupçonne l’existence, en logorrhée nerveuse, en discours politique… Pour Mathilde, professeur d’histoire en mal d’elle-même, ce sera un voyage en Israël sans but préétabli. Il s’agira de laisser la rencontre venir à elle, et de ressentir pleinement la joie d’être “légitimement étrangère, avec autorisation illimitée de ne rien savoir sur ce qui [l]’entoure”.

Il y a quelque chose, dans les textes de Valérie Zenatti, qui tient à la fois de la maturité historique la plus précautionneuse et d’une disposition à l’étonnement toute enfantine. Ainsi va Mathilde, cherchant le secret de la vie en redoutant et en interrogeant tout ce qui est connu pour le mettre à l’épreuve du vivant, de l’insoupçonné, du nouveau. À cet égard, Qui-vive est le fruit d’un travail poétique d’enregistrement des bruits du monde, non sans ironie ni sens tragique. L’israélité y tient une place de choix et s’y découvre à la fois fragile, cocasse, inquiétante et romanesque.

Valérie Zenatti © Patrice Normand

Entretien avec
Valérie Zenatti

par Fanny Arama

Je vais commencer par une question personnelle : d’où sont originaires vos parents ?

Ma mère est originaire de Tunisie et d’Algérie. Sa mère est juive tunisienne et son père juif algérien. Elle est née en Tunisie où elle a passé huit jours et elle a grandi en Algérie à Constantine. Mon père est originaire d’Algérie, il est né à Miliana et ensuite il a vécu à Alger jusqu’à l’indépendance.
Ma mère est arrivée en France à dix-sept ans et mon père vingt-trois, vingt-quatre ans.
En 1983, mes parents se sont installés à Beer-Sheva. J’ai perdu mon père en 2022 mais ma mère y est toujours.

Quand vous y retournez, vous y sentez-vous « chez vous » ?

Dès que j’entends parler hébreu, à Paris, dans le métro, je ne sais pas si c’est “chez moi” mais je ressens une proximité, une familiarité très grandes. Mais je me sens en réalité chez moi à plusieurs endroits à la fois. C’est difficile de définir ce que signifie le “chez soi”. Une sorte d’errance est inscrite dans mon histoire, dans l’histoire de ma famille comme dans celle de beaucoup de Juifs. Si on devait définir chez soi en disant que c’est une forme d’harmonie entre l’intérieur et l’extérieur, elle existe en Israël, en France évidemment, mais aussi en Italie, au Japon et à New York, d’une autre manière, mais aussi.
Beer-Sheva est la ville de mon adolescence. Je sens que j’y ai une attache plus familiale qu’affective.

Quel rapport gardez-vous avec la ville de Nice ?

J’y suis née et j’y ai passé toute mon enfance. On a fait notre alyah [émigration en Israël] le 24 août 1983 ; pour moi, c’est la date de la fin de mon enfance.
J’ai eu longtemps un rapport plus qu’ambivalent à Nice. À la fois gêné et un peu dans le rejet, aussi. Ambivalent parce qu’il me restait des paysages d’enfance et une lumière que j’aimais. Mais au-delà de la beauté de la ville, des paysages de mon enfance, se superposait une ambivalence liée à des questions personnelles et aussi à une sorte d’ambiance qui peut exister sur la côte d’Azur, pas toujours mais plus qu’ailleurs, du côté du rejet de l’autre, du racisme, d’une certaine façon de juger les autres et de se moquer. J’ai pu le percevoir enfant, et pendant des années j’ai eu beaucoup de mal à y aller. Et puis j’y suis retournée plusieurs fois à l’occasion de mes livres et de mes films, ce qui m’a permis de faire des rencontres que je fais partout ailleurs avec des gens curieux, ouverts et sensibles. Par ce biais-là, j’ai pu retrouver un rapport apaisé à cette ville.

Votre premier livre, Quand j’étais soldate, fait le récit de l’expérience de votre service militaire en Israël, à 18 ans. Vous aviez déjà un regard d’écrivaine sur le monde : vous témoigniez de l’épreuve que constitue la vie en Israël, où la vie côtoie la mort en permanence, où la liberté est toujours confrontée au danger et à l’impasse du conflit avec les Palestiniens. De Quand j’étais soldate à Qui-vive, la place de la jeunesse, jeunesse palestinienne et israélienne, est importante. Quel regard portez-vous sur la jeunesse israélienne aujourd’hui ?

En 2021, quand il y a eu un énième affrontement entre Israël et le Hamas, des émeutes très violentes ont éclaté à l’intérieur même d’Israël entre jeunes Israéliens et jeunes Arabes israéliens. J’ai alors écrit un article dans Le Monde sur la jeunesse et j’ai trouvé quelques chiffres : l’âge médian à Gaza est de 18 ans, en Israël de 28 ans, et en France il se dirige vers 46 ans. Je ne suis pas sociologue mais la réalité des chiffres me confortait vers l’idée que ce sont de très jeunes peuples. Le regard qu’on porte sur ces pays est souvent faussé si on ne prend pas en compte ces chiffres. Il est aussi faussé par l’idéologie, les convictions politiques. L’un des biais les plus importants, c’est d’essayer de passer par la jeunesse, parce qu’elle est majoritaire. Je pense que la politique n’existe pas de la même manière dans les pays où la population est jeune et les pays où elle est moins jeune.
Actuellement, je porte un regard extrêmement inquiet sur la jeunesse israélienne, parce que, sans adopter une posture de “vieille” personne “sage”, je constate que les connaissances historiques des jeunes sur leur propre histoire, sur le conflit, ont beaucoup baissé. On a étouffé les capacités du sens critique. Mon regard est critique sur une jeunesse qui n’a pas toujours les moyens de comprendre ce qu’il se passe et peut se laisser emporter par des vagues bellicistes très puissantes. Mais tout doit être nuancé et il y a évidemment des jeunes ouverts au fait des choses et je pense à un jeune garçon que je connais, qui a 19 ans et qui est à l’armée actuellement. Il m’écrit : “Je suis en train de réfléchir à ce que la guerre fait à la vie”. La phrase de ce garçon de 19 ans, qui a les yeux grands ouverts face à cette situation, m’a frappée. Il y a des jeunes qui ont les moyens d’affronter les choses.
La guerre n’est jamais un sujet en soi que je vais traiter, mais elle surgit dans ce qui me secoue et secoue l’écriture, les personnages qui s’imposent. Peut-être aussi, et ce serait l’une des raisons pour laquelle la jeunesse s’exprime dans mes livres, je pense qu’on n’est jamais réellement à l’écoute de la jeunesse sans démagogie et désir de manipulation. Réellement à l’écoute. C’est regrettable. C’est le moment où on se pose des questions avec lesquelles on avancera toute la vie. Cela ne veut pas dire qu’on ne change pas, mais des questions se posent à ce moment auxquelles on se heurte et qui vont être déterminantes. La jeunesse est un âge critique.
Quand on est jeune en Israël on sait que l’espérance de vie peut être réduite, parfois très brutalement. Cela ne date pas d’hier. Avoir 18 ans en Israël, c’est faire l’expérience d’une grande responsabilité, d’une grande contrainte, à cause de l’armée, et d’un grand danger.
L’Europe a eu deux grandes guerres mondiales, la guerre d’Algérie et d’Indochine en plus pour la France, mais ce sont devenues des figures presque romanesques à force d’être lointaines. Mais avant d’être une figure romanesque, le soldat est une réalité sur laquelle on ne s’arrête plus parce qu’elle est acquise : le jeune soldat part à la guerre et meurt. Or, ce qui reste pétrifiant, c’est l’idée que des jeunes gens dont le chemin de vie commence à frémir meurent sans avoir eu le temps d’accomplir ce vers quoi ils s’élançaient. Cela reste un scandale.

En 2003, vous rencontrez Aharon Appelfeld, dont vous commencez à traduire les livres en français. Dans le faisceau des vivants, qu’on pourrait qualifier de manifeste de deuil heureux, retrace votre rencontre et décrit la relation que vous entreteniez. Vous y décrivez la difficulté qu’a constitué sa disparition en 2018. Quelle serait sa plus grande leçon d’écrivain ?

Ce serait plus d’une chose.
Ce qu’il m’a transmis et continue de me transmettre passe par ses livres. Il reste 25 livres à traduire. Cela passait aussi par nos discussions. Dans le faisceau des vivants répond en partie à la question. Si je devais choisir une seule chose ce serait une chose que je ne percevais pas avant de le connaître : avant d’être quelqu’un qui manie la langue, un écrivain est quelqu’un – de son point de vue – qui doit avant tout tendre l’oreille. Il faut écouter les silences, les hésitations, les bégaiements, en soi ou chez les autres, tous ces endroits où la langue se dérobe, où la langue n’est pas possible. L’écrivain n’intervient pas forcément pour dire ce qui ne peut pas être dit, mais pour faire résonner ce qui ne peut pas être dit. C’est ce travail autour de la résonnance des silences et des difficultés de la parole qu’il m’a transmis.
C’est quelque chose qui ne passe pas le discours : Aharon Appelfeld se méfiait des théories – en tant qu’écrivain – il parlait d’expériences. Ses livres m’ont appris la conscience que les expériences humaines dépassent de loin les capacités du langage. Les expériences fortes, déterminantes, vitales sont toujours plus grandes, plus vastes, que le vocabulaire qu’on a à notre disposition pour les évoquer. C’est à cet endroit des limites du langage qu’il est allé écrire. J’ai appris quelque chose là-dessus grâce à lui.

La narratrice de Qui-vive regarde obsessionnellement des vidéos de Léonard Cohen et en dit qu’elle a l’impression d’aller à la messe, comme si elle assistait à un spectacle unique, prophétique, capital. Pouvez-vous citer deux autres figures du monde de la culture qui vous sont le plus proches (artistiquement parlant) et vous inspirent quotidiennement ? Que vous ont-elles appris ?

Frédéric Chopin m’accompagne beaucoup. J’aime vraiment écouter le piano de Chopin parce qu’il a souvent été réduit à quelque chose de caricatural, c’est d’une certaine manière le pianiste des halls d’hôtel. Or c’est une musique vraiment poignante. Comme s’il y avait la pointe d’une flèche à chaque phrasé, quelque chose de sensible, sur laquelle je n’ai pas besoin de mots parce qu’il y a la musique.
Depuis plusieurs années Franz Kafka m’accompagne presque quotidiennement, comme une présence liée à ses écrits, mais liée également à sa présence, que ce soit à travers les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, ou le livre que Max Brod lui a consacré. Kafka, pour moi, c’est comme un halo de présence sensible et fraternelle qui est là depuis plusieurs années, sans que j’aie besoin forcément d’ouvrir un livre et de le lire. Sa silhouette s’est précisée, elle est là.

Dans Qui-vive, la narratrice se remémore un souvenir de ses trois ans, le moment où les adultes apprennent, lors de Kippour, qu’”il y a la guerre en Israël”. Vous écrivez : “Tu vois, Raphy, mon premier souvenir est un duel entre Dieu et l’Histoire, tu imagines je n’avais pas les moyens de le comprendre à l’époque mais la secousse a traversé le corps de mes trois ans, et guide sans doute mes pas depuis”.
Pouvez-vous nous parler de la mémoire du corps, et en quoi elle irrigue votre écriture ?

De manière conscience ou semi-consciente, c’est cet événement que je partage avec Mathilde dans le livre. Mathilde est un personnage de fiction qui s’est présenté à moi avec des points de contact avec ma vie, et notamment celui-ci, de la guerre de Kippour. La mémoire qui passe par le corps et la façon dont le corps garde l’empreinte des événements est quelque chose de relié à cette guerre – qui est mon deuxième souvenir conscient. Les deux seuls souvenirs de ma petite enfance sont liés au corps. Le premier, c’est quand je me suis ouvert le crâne à deux ans en courant à la maison ; il est lié au sang, à cette blessure, au moment où nous sommes allés à l’hôpital, aux points de suture faits sans anesthésie, on m’a attachée…
Kippour est liée au corps car il y avait eu cette volonté d’agir comme ma mère et de jeûner, alors que je n’avais que trois ans et demi. C’était une sorte d’acte d’amour fanatique pour elle et de désir de lui ressembler en tous points. Par cette maîtrise, je voulais prouver quelque chose. J’ai jeûné jusqu’à quatre heures de l’après-midi, puis ma mère m’a forcée à manger une pomme, que j’ai vomie. Ce souvenir est gravé en moi précisément par cette pomme qu’on m’a forcée à avaler et que j’ai vomie. S’il n’y avait pas eu ce moment-là, je n’en n’aurai peut-être pas le souvenir.
Vers treize ans, je voulais être très rationnelle, cartésienne, tout était dans l’esprit pour moi. C’est l’écriture qui m’a fait redécouvrir que le corps portait quelque chose de nous, de notre rapport au monde qui est là, présent ou accessible par l’écriture.

Donc c’était davantage un acte d’amour envers votre mère plutôt que vers Israël ?

Oui, je crois, mais ceci dit, à l’époque j’allais dans une crèche juive orthodoxe, à Nice. Je viens d’une famille pratiquante et croyante. On nous inculquait l’amour de Dieu, d’Israël, j’étais déjà imprégnée de ça. Je faisais mes prières, il y avait aussi un rapport à Dieu qui passait par ma mère.

Avez-vous toujours été intranquille ?

Le disque dur est effacé entre trois ans et demi et six ans et demi, il revient avec le moment où j’ai su écrire. Le souvenir que j’ai de cette époque, de mes six ans et demi – mes professeurs de musique notamment l’avait aussi – c’est que j’étais très anxieuse. À l’époque je n’aurais pas dit “intranquille” mais j’étais très anxieuse. Ce qui ne m’empêchait pas d’accéder à de grandes joies et à de grands émerveillements, mais j’étais habitée par la conscience d’un danger tapi dans l’obscurité, et par la crainte de ne pas pouvoir étreindre la vie telle que je l’imaginais.

Dans Qui-vive, Raphy, le cousin de la narratrice lui dit : “La moitié des gens de ce pays se demandent ce qu’ils foutent là”. Pensez-vous que beaucoup d’Israéliens se sentent en proie à un aléa de l’Histoire, ont l’idée que leur présence ne tient “qu’à” cet aléa ?

Cette affirmation de Raphy, qu’il fait en son nom, c’est quelque chose qu’on a découvert avec mes parents, à notre grand étonnement, à notre arrivée en Israël, en 1983 déjà, et au-delà. La plupart des gens qu’on rencontrait disaient : “Mais pourquoi êtes-vous venus ici ?”. Au moment où mes parents ont choisi par sionisme d’aller en Israël, persuadés qu’on allait les accueillir avec des chants, dans un enthousiasme collectif, nous nous sommes retrouvés face à des gens qui nous regardaient comme des fous qui avaient quitté une sorte de paradis, la France, l’Europe, l’Occident, pour un coin de désert, précisément Beer Sheva, où il ne se passait rien d’intéressant, où la vie était pénible et absolument pas palpitante.
Raphy – c’est lui qui le dit; je n’ai pas de statistique, mais je rencontre beaucoup d’Israéliens qui le pensent – pense qu’une forme de vie plus palpitante existe en Occident. Il y a presque un complexe d’infériorité par rapport à cet Occident-là, avec un fond de ressentiment, comme chez Raphy, à l’égard des Juifs de l’extérieur qui “profitent” d’une douceur de vivre qui n’existe pas là-bas, pendant que les Israéliens sont sur le front de la préservation d’un abri national.
Mais à partir du moment où les Israéliens ont commencé à voyager beaucoup plus souvent, à partir des années deux mille, quelque chose s’est ouvert, ils se sont mis à élargir leur espace et arpenter le monde .
Le Covid les a ramenés à leur situation géographique et au caractère étriqué d’Israël. Il y a des gens qui, entre le moment où Israël fut coupé du monde et les événements plus récents – la réforme judiciaire, les massacres du 7 octobre et l’incertitude qui règne depuis –, disent: “peut-être qu’on ne restera pas là éternellement, peut-être qu’on partira. Peut-être que la seule solution, c’est de partir”. Ce ne sont pas des gens qui ressemblent à Raphy, ce sont des gens qui viennent d’un certain milieu socio-économique, mais ils existent.
Je me suis toujours fait la réflexion qu’Israël est un pays dont l’existence n’est pas acquise pour ses ennemis d’une part ; mais la vie ne va pas forcément de soi pour ses habitants. Il y a toujours en fond sonore, le murmure – à titre individuel et non collectif – de « On est là depuis peu mais peut-être qu’un jour on partira », ces mouvements d’alya et de yerida, de montée et de descente.

C’est étonnant ce décalage entre l’état d’esprit de la diaspora et l’état d’esprit des Israéliens.

Oui, je ressentais cela quand je vivais en Israël dans les années quatre-vingt, à chaque fois que je revenais en France et ce, dès la deuxième année, j’entendais les Juifs français parler d’Israël, et ils parlaient d’un pays que je ne connaissais pas, qui n’existait pas en tant que tel. Je faisais l’expérience de l’Israël fantasmé et d’une réalité contrastée.

Votre narratrice est professeure d’histoire-géographie dans un lycée et dit à ses élèves : “Au lieu de faire une frise chronologique de gauche à droite bien horizontale, c’est plutôt sur une boule à facettes qu’on devrait inscrire les événements, ce serait une forme plus juste, n’oubliez jamais que l’Histoire brille et s’éteint dans nos vies de manière anarchique”.
Que voulez-vous dire par là ?

C’est une idée qui est une image. Je ne suis pas philosophe mais j’ai lu un peu de philosophie ces dernières années. Bergson parle des problèmes liés à la spatialisation du temps. Ce choix de frise horizontale qui va de gauche à droite reste un choix arbitraire. Personne ne peut prouver que l’Histoire est une frise, une chronologique qui existe de cette manière. On a une image du temps historique et on vit beaucoup à travers des images, avant même la pensée. On a ces images-là, mais ce n’est pas parce qu’on les a qu’elles sont justes. Il ne faut pas les prendre pour acquises mais plutôt les interroger et interroger la manière dont elles représentent le temps et le temps dans l’Histoire. C’est quelque chose que prononce Mathilde et elle est conscience, par exemple, à partir du moment où, le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine : il y a quelque chose de l’ordre d’un mouvement historique resté souterrain qui ressurgit. La guerre entre la Russie et l’Ukraine, ce n’est pas une guerre qui trouve sa source dans un prétexte contemporain. C’est une guerre qui trouve sa source dans la façon dont l’histoire s’est passée et la façon dont elle a été racontée notamment. Mathilde a cette image de l’histoire qu’on ne peut jamais complètement considérer comme ayant sa place sur la frise, bien à gauche, à l’endroit qui serait le passé, mais qui est plutôt un ou des mouvements qui semblent disparaître et peuvent ressurgir, qui ne sont peut-être jamais aboutis.
Dans ce livre, la guerre de Kippour surgit d’une manière poétique à travers Léonard Cohen, et plus tard dans les pérégrinations nocturnes de Mathilde sur le plateau du Golan. J’ai été frappée, le 7 octobre dernier, dès les premières heures, par le fait que les journalistes en Israël prenaient la parole en parlant de la guerre de Kippour, parce que cela faisait 50 ans et un jour que la guerre de Kippour avait eu lieu. Là aussi, lors d’un jour solennel, Israël a été attaqué. C’est plus qu’un parallèle. Il y a certainement eu, de la part du Hamas, une sorte d’inspiration macabre.
Le livre s’achemine vers une représentation de la destruction du Temple de Jérusalem, un événement encore plus lointain dans l’Histoire : 70 ans après Jésus-Christ. Ce mot de Horban lié à la destruction du Temple était présent dans le discours de Delphine Horvilleur à l’office de Kippour cette année. C’était d’autant plus troublant que je venais de finir mon livre. Tout ce qu’elle disait concernant ces résonances de l’Histoire était présent dans mon livre et en nous aussi.
Il y a des événements qui continuent d’agir.
Mon regard d’adolescente m’a permis de comprendre que la vision de l’Histoire qu’on a est liée à notre date de naissance et à notre inscription dans l’Histoire. Il fut un temps, dans les années deux mille, où j’enseignais encore, puis j’ai eu des enfants, et j’ai pu être choquée de constater que des jeunes gens, Juifs et non Juifs, n’avaient pas le même rapport que moi à l’extermination des Juifs d’Europe. Ensuite j’ai constaté que ce n’était pas seulement le même rapport que moi, mais le même rapport que ma génération. Je fais partie de la génération, née dans les années soixante-dix, qui s’est pris de plein fouet la parole émergente sur l’extermination, la parole qui n’avait pas été dicible ou audible. Les représentations cinématographiques, le travail de Lanzmann, la fiction : à travers cela, ma génération a développé une proximité avec la Shoah qu’on estimait « acquise », elle était très ancrée en nous. La génération suivante n’avait pas forcément cette familiarité-là.
Le premier choc passé, ce que j’ai compris est que cette génération s’inscrivait ailleurs dans l’Histoire. En tant que scénariste, s’il y a un film que j’ai été très heureuse d’écrire ces dernières années c’est Les Secrets de mon père, un film d’animation, l’adaptation de la BD de Michel Kichka, que j’ai co-écrit avec Véra Belmont. Ce film interroge vraiment ce passage d’une génération à l’autre, dans une famille où le père a été dans les camps pendant cinq ans. Les enfants qui naissent après-guerre en Belgique ne peuvent évidemment pas comprendre ce que le père a vécu. Cette incapacité à transmettre, qu’on retrouve dans Qui-vive, avec ce mouvement où Mathilde, l’héroïne, découvre qu’on peut visiter Auschwitz en 3D, depuis Jérusalem, cette incapacité à transmettre les choses telles que nous les avons reçues, je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal, mais il faut le prendre en compte.
Non, les générations ne peuvent pas avoir le même regard sur les événements.
Cela semble acquis pour certains mais, parfois, dans les débats politiques ou idéologiques, on a le sentiment que la transmission devrait être un duplicata. Or, ce n’est pas du tout le cas. Je suis habitée par la question de la transmission, c’est peut-être pour cette raison que les jeunes sont aussi présents dans mes romans aussi.

Vous décrivez dans Qui-vive la “superposition des réalités” qui consiste à devoir vivre le quotidien au présent tout en sachant que des catastrophes sans nom s’abattent sur des parties du monde qui nous sont chères, où d’autres humains souffrent. C’est un mal particulièrement contemporain. Quel rapport l’écriture entretient pour vous, avec la “superposition des réalités” ?

Quand on dit “superposition des réalités”, il y a quelque chose qui est écrasant. Une réalité en écrase une autre qui en écrase une autre, qui en écrase une autre… Peut-être que l’écriture trace un autre périmètre temporel que celui de l’actualité et du flot de la vie. La temporalité du livre échappe au réel. À moins de faire ce qu’a fait George Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui est un acte littéraire fascinant pour cette raison-là. Il se pose à Saint-Sulpice et il épouse quelque chose de l’espace et du temps en temps réel. Mais c’est très rare.
A priori un livre, c’est un espace-temps dont l’auteur peut lui-même tracer le périmètre, et qui permet, qui a permis dans Qui-vive de dégager les différents aspects de la vie qui s’entrechoquent, pour leur donner une autre place, pour faire respirer, faire résonner les choses autrement. Quand c’est écrasé, ça ne résonne plus.
Dans Qui-vive, mais dans d’autres livres aussi tel Jacob, Jacob, je passe en une phrase d’un lieu à l’autre par la langue. Quand des familles sont séparées par la guerre, pouvoir les réunir dans une seule phrase est une façon de défier cette superposition.
Je ne sais pas si tous les enfants font ça, mais je crois qu’on a tous joué à “En ce moment il y a quelqu’un qui meurt ! En ce moment il y a quelqu’un qui naît ! Il y a quelqu’un qui accouche !” On essaie de saisir ce qu’il y a de superposition sur terre. Je l’ai fait un nombre incalculable de fois. C’est le vertige de l’infiniment petit de la vie, de l’infiniment grand du monde : on ne peut jamais contenir tout ce qu’il se passe. Ce vertige est infranchissable mais on ne choisit pas toujours de vivre dans des réalités superposées.

Il y a toujours eu cette question “Comment le monde a-t-il laissé faire ?” Je me souviens avoir lu enfant, au moment de la Révolution iranienne, un reportage dans Paris Match dans une salle d’attente, sur les “geôles iraniennes”. C’était la première fois que j’étais confrontée à ce mot. J’ai lu des choses atroces en me disant: “Ce n’est pas possible que je lise cela, que je le lise ici, maintenant, et que personne ne fasse rien”. Cette conscience n’est pas là tout le temps et pas pour tous les malheurs du monde mais elle demeure très présente.

Dans Qui-vive, la narratrice, Mathilde, est paralysée par une multitude de crises, décide de partir soudainement pour Israël. Aujourd’hui, après le 7 octobre, la communauté juive du monde entier est endeuillée et une partie se sent impuissante vis-à-vis de ce qui se passe au Proche-Orient. Conseilleriez-vous le voyage en Israël comme moyen d’agir contre la paralysie de l’esprit et du corps qui guette après un événement aussi traumatisant ?

Chez Mathilde, il y a quelque chose qui est en apparence à l’arrêt au début du roman. Ses sens sont décuplés, en dehors du toucher qu’elle a perdu. J’ai été frappée par une interview de Cynthia Fleury qui parlait de la manière dont les chocs de l’actualité nous percutent. Elle disait qu’il y a quelque chose d’anesthésiant ou de paralysant dans la violence de l’information qui entre en nous.
Je trouve des résonnances avec le livre : le seul moyen de faire face à cette paralysie c’est rechercher quelque chose du côté de l’humain, du relationnel et de la nature. C’est ce que fait Mathilde en partant en Israël. Elle observe les autres dans ce pays où tout est nouveau pour elle ; elle regarde, elle écoute.
Je suis allée en Israël début novembre avec cette phrase que je disais souvent : les gens ont besoin que je les prenne dans les bras. Cela faisait trois semaines que je les avais au téléphone – j’y ai de la famille et des amis – mais je voulais prendre des gens dans les bras. Je suis rentrée en France avec l’intérieur des bras couvert de bleus, tant j’avais serré des gens dans mes bras et tant ils s’étaient effondrés.
Quand j’étais journaliste je suis partie à Sarajevo couvrir le siège de la ville dans les années quatre-vingt-dix. J’avais senti, de la part de la population locale, une reconnaissance très grande envers les gens qui venaient les voir de l’extérieur.
Israël est en guerre sur plusieurs fronts et n’a pas commencé à penser/panser l’hémorragie du 7 octobre. Lorsqu’un pays est en guerre – j’ai vu ça avec des amis Ukrainiens aussi –, les peuples ont un sentiment d’abandon très grand. Ils ont du mal à concevoir qu’ailleurs la vie est encore douce, banale, non menacée. Ce sentiment d’abandon, d’être coupé de la vie “normale”, joyeuse, paisible, est brisé dès que quelqu’un arrive de l’extérieur.
Il me semble qu’aller en Israël est une manière de conjurer ce sentiment d’abandon.

Diriez-vous, en tant qu’écrivaine, que l’écriture vous transforme, et comment ?

Pour moi, c’est la définition même de l’écriture et de la littérature.
Il y a des livres qu’on prend beaucoup de plaisir à lire mais, une fois terminés, on n’a pas le sentiment que quelque chose s’est modifié intérieurement.
En revanche les livres qui comptent pour moi en tant que lectrice et les livres que j’écris doivent transformer quelque chose en moi. Les livres qui comptent sont les livres qui font bouger quelque chose.
En ce qui concerne les livres que j’écris – c’est peut-être pour cela qu’ils sont espacés dans le temps –, ils naissent toujours d’un bouleversement qui a lieu, qui est en cours, d’un moment de sidération où j’ai éprouvé le fait que je n’avais pas les mots pour qualifier un bouleversement. Il peut être intime, historique, collectif, mais le désir du livre naît de ça. Et ensuite le livre devient lui-même un bouleversement, d’abord et avant tout parce que chaque livre m’impose une langue qui n’est pas la même que celle dont j’avais usé précédemment.
J’écris en reconnaissant ma voix, mais pas totalement. Ce n’est pas ma voix. C’est ma voix d’écriture. Ma voix intérieure, je l’entends tous les jours ! Mais ma voix d’écriture, je l’entends tous les trois ans. Quand le livre commence à se présenter à moi, cette voix me désarçonne toujours – parce que forcément elle a été modifiée : ma voix se modifie au contact même de la question que je me pose dans le livre. Mon ancienne éditrice avait remarqué que, chez moi, un livre est toujours une question et un lieu. Mais ce n’est pas une recette non plus, car je ne sais pas quelle est la question et quel est le lieu.
La modification qui a cours n’est pas seulement linguistique. Elle me présente des images : l’image de la boule à facette qui répercute les événements historiques n’a pu surgir que parce que la langue de ce livre procédait à partir de perceptions sensorielles particulières.
Quand j’écris, j’ai une sensation d’inédit. Je ne cherche pas à reconstituer quelque chose, mais à l’éprouver. Cela devient une expérience bouleversante : être dans le corps de Mathilde, c’est bouleversant, prendre le volant de la voiture c’est bouleversant parce que de surcroît je n’ai pas le permis ! J’ai été transformée, et je me transforme encore le livre terminé. J’ai chaque fois le sentiment que quelque chose du livre se déplie. Quand je n’en ai totalement plus conscience, je passe à autre chose.

Pouvez-vous nous parler du titre de Qui-vive ?

J’ai trouvé le titre très tard, qui signifie aussi “Qui va là ?”. C’est la question que se pose Mathilde face à une humanité et à l’Histoire qui deviennent aphones.
Elle se demande qui sont ses semblables. Peut-être que pour comprendre, il faudrait écouter toutes ces histoires – ce qui est impossible – et donc revenir à un humanisme très individuel, et singulier. C’est aussi en lien avec la chanson de Léonard Cohen, “And who by fire, who by water / Who in the sunshine, who in the night time, / Who by high ordeal, who by common trial, / Who in your merry merry month of may, / Who by very slow decay, / And who shall I say is calling ? … “ et la prière de Kippour qui dit interroge en quelque sorte “Qui vivra? qui mourra?”
Je pense que d’une certaine manière, Mathilde, quand elle est en confinement, puis à l’arrêt avant d’agir et d’aller en Israël, vit peut-être une sorte de Kippour, qui s’étend sur plusieurs semaines, plusieurs mois, avant de se remettre.
Kippour, c’est aussi un moment d’état d’alerte vis-à-vis de soi-même et de ses actions.

Vous connaissez bien Israël, quel est le rapport des Israéliens à la littérature et à la culture françaises ? Y a-t-il beaucoup de littérature française traduite en Israël et comment est perçue la littérature française contemporaine là-bas ?

Je le sais précisément par le biais de ma traductrice, Rama Ayalon, une immense traductrice qui vient de recevoir le Grand Prix de la traduction en Israël cette année.
Elle a notamment traduit Levinas, Duras, Simenon, Charlotte Delbo, ainsi que de la littérature française contemporaine.
Quand on entre dans une librairie en Israël, on est frappé de voir qu’il y a un nombre de livres traduits du français impressionnant, pour un si petit pays et un si petit lectorat. Récemment, elle a traduit Virginie Despente, Jean-Paul Dubois, Véronique Ovaldé, Jérôme Ferrari, Maelys de Kerangal, Delphine de Vigan…
Ce qui m’a beaucoup touchée dans ces jours si éprouvants – le deuil est permanent – c’est que Rama continue de traduire avec un immense courage de sa part, une ténacité et une capacité de travail énorme – elle peut traduire dix livres par an.
Cela reste minoritaire et tout le monde ne connaît pas les auteurs que je viens de citer, mais cette littérature existe et existe en partie grâce à Rama. Elle œuvre énormément pour la littérature française.

Une bouteille dans la mer de Gaza a été traduit en 18 langues. Êtes-vous traduite en arabe ?

Non, il y avait un projet (un traducteur algérien et un traducteur libanais), mais ce livre non ; il n’a été traduit ni en arabe ni en hébreu.
En revanche Jacob, Jacob est traduit en arabe (en Algérie) et en hébreu.
Cela raconte peut-être le fait que certaines choses ne sont pas audibles dans un temps donné et un lieu donné, mais peuvent l’être plus tard. Il se trouve que Jacob, Jacob, qui raconte un destin juif en Algérie, est audible aujourd’hui mais ne l’était pas il y a vingt ans.
Peut-être qu’Une bouteille dans la mer de Gaza sera audible dans ces deux langues un jour.