Être (post-)sioniste

Être juif, aimer Israël et s’y rendre souvent en voyage, et n’avoir, pourtant, nulle intention de s’y installer, nul besoin de posséder son passeport, se sentir bien en Diaspora, essentiel même d’une certaine façon. David Isaac Haziza interroge l’idée de sionisme et ce qui devrait peut-être lui succéder.

Je suis un sioniste post-sioniste.
Post-sioniste, il y a plusieurs manières de l’être. Certaines per- sonnes, persuadées que la création même de l’État d’Israël fut une erreur, mais une erreur sur laquelle il n’est plus possible de revenir aujourd’hui, appellent à le dépasser. Shlomo Sand, qui croit avoir démontré qu’il n’existait pas de peuple juif – ni de Terre d’Israël – pense de la sorte : son post-sionisme n’est que l’aboutissement, au mieux, de présupposés antisionistes.

On peut au contraire tenir que la création de l’État d’Israël était nécessaire ; que le sionisme a, comme mouvement politique, culturel, spirituel, rempli un rôle essentiel dans l’histoire du peuple juif ; on peut penser cela et même défendre le droit des Israéliens à se protéger face à ceux qui veulent les détruire – et, tout de même, considérer qu’il n’est plus possible d’être sioniste en 2018 comme on l’était en 1948. En ce sens, le post-sionisme est à vrai dire la réalité d’une grande partie de la société israélienne contemporaine.

Logiquement parlant, cela suppose plusieurs choses. Notamment : que tout est dialectique, que toute réalité possède en soi sa contradiction et ce qui la transcende en même temps qu’elle. À certains égards, Israël a échoué, et pourtant aucun échec constatable à l’heure où j’écris, aussi prévisible fût-il alors, n’eût justifié que le peuple juif renonçât à son rêve d’autodétermination. Tous les grands mouvements ont en effet connu de ces échecs, et souvent de bien pires. En un sens, ils étaient à chaque fois prévisibles : l’imperfection est le propre de l’action humaine, or vivre, c’est agir – et, partant, se tromper.

Il est de grands antisionistes : George Steiner en est un, qui ne croit pas que le peuple juif vive dans l’espace, mais dans le temps seulement, qui se veut donc diasporiste. Pour des raisons similaires, Franz Rosenzweig n’adhéra jamais, lui non plus, au sionisme d’un Buber, et Walter Benjamin demeura éloigné de celui prôné par son ami Scholem. Dans Opération Shylock, Philip Roth s’imagine un double et rival se voyant comme un Herzl à l’envers, appelé à ramener les Israéliens en Europe – alors qu’il s’y dépeint, lui, allant à Jérusalem pour y rencontrer un autre double, bien réel celui-là, l’écrivain israélien Aharon Appelfeld.
L’idée est séduisante bien sûr, mais elle ne me convainc pas : pour s’en tenir à la Bible, de la promesse faite à Abraham jusqu’aux lois du Lévitique, du récit de la sortie d’Égypte jusqu’à l’érotisme du Cantique des Cantiques, des batailles et des amours de David, de la dédicace de Salomon jusqu’aux prophéties d’Isaïe, d’Amos, de Jérémie, d’Ezéchiel, il n’est pas un mot de nos textes où ne palpite le souffle de cette terre-là, du pays de naissance des Douze Tribus d’Israël – mi-Dan ve’ad Beer-Shev’a [de Dan à Beer-Sheva].

À CHACUN SON RÔLE : JE NE CROIS PAS QUE LE MIEN SOIT DE M’ENRACINER, DE FAIRE SOUCHE SUR CETTE TERRE-LÀ

Le sionisme a permis aux Juifs de renouer avec ce pays qui n’avait jamais cessé de les habiter, avec l’espace justement, avec leur corps, avec leur langue, avec leurs morts, avec leur énergie vitale, avec leur être – charnel et spirituel tout à la fois : il a ressuscité en un mot le néfesh [l’esprit, l’âme] des Juifs dispersés. Si l’on en reste à l’hébreu, pour quiconque croit en la prophétie – et la prophétie « depuis ma chair » comme le dit Job, non dans le marbre des temples, non dans le kitsch bondieusard, non dans un ciel éthéré –, sa renaissance comme langue parlée est acte de foi et palingénésie. Jusqu’à la liberté, n’en déplaise au Rambam, d’y dire des obscénités.
Culturellement, nous devons à ce mouvement plus qu’il n’est possible de dire. Et pourtant : nul mouvement politique, nul -isme n’est fait pour durer éternellement. (Le judaïsme même n’est peut-être qu’un moment de la foi d’Israël, née avant lui et destinée, elle, à ne jamais mourir.) Le sionisme a le choix entre prendre conscience de son historicité et donc de sa mortalité – et s’y refuser, ce qui entraînerait des conséquences désastreuses : lorsqu’un mouvement politique se croit éternel, il ne peut que s’ensuivre une course perpétuelle et paranoïaque, notamment à la surveillance et à la dénonciation des « mauvais », renégats, hérétiques ou dissidents, une course portant en son sein le germe du totalitarisme. Mais voilà, j’en suis convaincu, un mouvement qui vit de toutes les manières ses derniers instants. Combien de temps sa fin durera-t-elle, je ne sais. Et comment cela finira, je le sais encore moins.

J’ai pourtant une crainte, celle que notre État chéri ne disparaisse dans quelques décennies, comme celui des Hasmonéens avant lui : il n’est hélas pas sans exemple dans notre histoire qu’une rédemption s’avère temporaire et sans lendemain – qu’il disparaisse dans le sang et dans une complète ruine morale et spirituelle.

L’amour des nôtres y justifie trop souvent et de plus en plus, le mépris des autres, de ces Palestiniens de culture arabe, musulmans ou chrétiens de religion quoique très probablement israélites de sang, ou de ces réfugiés récemment décrits comme un « cancer » par une ministre semblant bien trop souvent confondre Culture et Propagande. Combien d’entre nous, qui n’accepteraient jamais cela, ni moins que cela, d’un haut responsable français, préfèrent ne rien dire quand de pareils mots sortent d’une bouche israélienne ?

L’apport de l’exil est loué par certains (renouveau de la culture sépharade ou des études yiddish, cosmopolitisme de l’élite…), nié par les autres, ou simplement ignoré : pays polyglotte, polyphonique, Israël semble en même temps, pour une part du moins, tenté par l’abîme d’une identité à la fois indigente, agressive et provinciale.

Le culte des arts et des humanités laisse peu à peu place à celui des startups et des high-tech. L’alliance du fanatisme religieux et du populisme illibéral fait craindre un avenir politique à la turque ou à la russe : d’ici vingt à trente ans, plus de la moitié de la population adhérera à une forme ou une autre d’ultraorthodoxie ; la loi du nombre lui donnera alors tout pouvoir. Pensant par là s’acquitter d’une Halakha comptable, ou faire concurrence, par leurs bataillons de pions remplaçables, à la démographie arabe, ce sont des milliers de familles qui entendent méthodiquement transformer la nature, démocratique et pluraliste, de l’État.

L’amour de la terre, surtout, a paradoxalement engendré sa destruction progressive : sous prétexte de loger cette population pléthorique qu’engendrent et l’immigration et la surnatalité, on aura bientôt transformé en enfers urbains et périurbains (si ça n’est déjà le cas) les paysages grandioses de la Bible, ceux-là mêmes que nous avions appris, grâce au sionisme, à aimer à nouveau. Il n’est pas jusqu’à Jérusalem qui ne soit défigurée par ce mélange de mauvais goût, de bâtissage fou et de grandissante aseptisation, pas jusqu’à Tel Aviv, fille bénie du sionisme dont l’âme est aujourd’hui attaquée par le tourisme et les investissements immobiliers.

Je ne suis pas diasporiste comme Steiner ou comme le doppelgänger de Philip Roth : je ne me crois pas le droit de mépriser l’œuvre des pionniers d’Israël. Et je ne crois pas non plus que les enfants des pionniers doivent retourner en Pologne ou au Maroc – si tant est d’ailleurs qu’on y veuille d’eux. Ce qui est fait est fait, et bien fait : 1948 était nécessaire. Mais je crois en revanche fermement qu’un autre avenir est à inventer.

L’identité israélienne doit faire une place à ceux qui n’ont pas « au cœur une âme juive » et dont les aïeux, pourtant, ont vécu sur ce sol pendant des siècles. C’est là une question de justice et de vérité. À l’heure où les échanges se multiplient sans que, las, la compréhension de l’homme ne s’en accroisse, les humanités sont plus que jamais à cultiver : leur déréliction navre le cœur de tous les amoureux de ce pays. Elles seules libéreront de l’emprise conjuguée des démagogues, de la superstition, du marché. Cela implique, soit dit en passant, de forcer les familles ultraorthodoxes, à donner à leurs enfants une instruction digne de ce nom – problème qu’Israël s’est longtemps refusé à affronter, tout comme, dans une moindre mesure, les États-Unis ou le Canada avec leurs propres sectes hassidiques. Il ne suffira pas cependant de s’en prendre à l’éducation anachronique et coercitive des haredim : les milieux hardalim (ultraorthodoxie et ultranationalisme combinés) offriront dans les années à venir des défis peut-être plus redoutables encore aux partisans de la liberté et du pluralisme.

Enfin, l’immigration de nouveaux olim1 – et je sais ce que ces mots peuvent me coûter d’amis –, n’a plus lieu d’être, en tout cas pas de cette manière massive, industrielle, appuyée par une idéologie survoltée.

S’il n’y avait pas eu la Terre d’Israël, il n’y aurait pas eu de peuple juif : notre histoire, coextensive à celle de la langue hébraïque, naît là, entre la mer Méditerranée et le Jourdain, entre les monts de Naphtali, les collines de Galaad et les palmiers du Néguev2 . Néanmoins, s’il n’y avait eu que la Terre d’Israël, il n’y aurait pas eu non plus de peuple juif, car l’histoire de ce peuple est aussi celle des dons innombrables de sa dispersion.

Nous avons sans doute besoin d’un lieu qui soit nôtre, de racines, d’un espace propre, et ce d’autant plus que l’époque est déterritorialisée. Nous devons cependant aussi nous frotter à l’esprit du monde. Grâce au mouvement de Herzl, des millions de Juifs vivent aujourd’hui sur la terre du roi David : que nul ne leur dénie cette liberté sacrée. Ils y parlent la langue des Écritures, ils s’y abreuvent, nuit et jour, d’une beauté ancestrale. C’est bien. Néanmoins, à toutes les époques ou presque, de leur plein gré, des Juifs, une majorité d’entre eux, ont vécu ailleurs, allant et venant. Alexandrie, la Babylonie, Rome ensuite… Ce sont là les deux mamelles d’Israël, qui mourrait d’inanition si elle en était privée durablement.

À chacun son rôle : je ne crois pas que le mien soit de m’enraciner, de faire souche sur cette terre-là. Je veux vivre et surtout construire ma foi ailleurs, tout en défendant un État choisi par nombre des miens. Et le défendre, c’est aussi, bien évidemment, avoir le droit d’émettre les critiques qui me sembleront légitimes. Je ne sais sous quelle forme l’existence juive s’y prolongera : juif, démocratique, les deux à la fois, aucun des deux, qu’en sera-t- il, à terme, de cet État ? Le fondamentalisme y triomphera-t-il, comme naguère le parti des zélotes et des sicaires, et comme Herzl lui-même semble dans Altneuland en avoir émis la crainte ? Ce serait atroce mais c’est bien une possibilité. Peut-être, au contraire, saura-t-on y entendre l’appel des exilés, cette musique venue d’ailleurs, ce là-bas qui servit en tout temps d’air frais à notre peuple.

En tout cas, s’il est une chose dont je sois certain, c’est que sans Alexandrie, sans Rome et Babylone, Israël aurait péri dans les ruines de son temple, de ses espoirs et de son autonomie politiques. Et s’il en est une autre, c’est que les États naissent et meurent, et les peuples avec eux : au-delà ou en deçà du politique, là seulement notre immortalité prend sa source. Le sionisme aura été un moment de notre renaissance, ou plutôt de notre développement continu : étions-nous morts lorsque se rédigea le Zohar ? étions-nous morts à Prague et à Venise ? n’étions-nous donc pas vivants du temps de la Haskalah et du hassidisme ? Ce moment, absolument nécessaire – mais guère plus que tous ceux-là – est désormais à surmonter.

Aussi l’enjeu est-il d’en cultiver les fruits, de les faire mûrir à point et de les préserver, sans qu’ils ne pourrissent et ne finissent par nous empoisonner.

1. Immigrants juifs bénéficiant de la Loi du Retour
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2. Rappelons aux partisans du Grand Israël que si l’autre côté du Jourdain est « à nous », y compris un bon morceau de la Jordanie actuelle et le Golan (tribus de Gad, Ruben et Manassé pour partie), Gaza et sa bande ne l’ont jamais été, ce qui inclut probablement Ascalon (Ashkelon). Ni plus qu’Eilat ! Nos ancêtres n’étaient pas de grands marins – et les hôtels de plaisance n’existaient pas encore: on se contenta, jusqu’à Salomon au moins, de la Méditerranée. C’est Bersabée (Beer-Shev’a) qui était la frontière méridionale du pays. Aujourd’hui encore, certains décisionnaires estiment qu’il convient d’observer à Eilat deux au lieu d’un seul jour de fête, cette ville n’appartenant pas à la Terre d’Israël.
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