Réfugiés : Envers et contre tout

Rémi Daniel est un universitaire qui a émigré en Israël il y a plusieurs années. Pour Tenou’a, il raconte sa rencontre avec un réfugié érythréen, arrivé là bien malgré lui et qui aime ce pays de toute force.

Peut-on s’attacher à Israël alors qu’on y est arrivé contre son gré, sans rien savoir à son sujet, et que le pays vous accueille au mieux sans enthousiasme, au pire avec une certaine hostilité ?

Cela fait partie des questions que pose à la société israélienne la présence sur son sol de demandeurs d’asile venant du Soudan ou de l’Érythrée. Or, dans le débat qui les entoure, la voix des réfugiés reste assez peu entendue et on oublie souvent de s’intéresser à leur destin personnel ou aux raisons qui les lient à Israël.
C’est pour essayer de trouver des éléments de réponse que, grâce à Jean-Marc Liling, personnalité active dans les associations d’aide aux demandeurs d’asile, je rencontre Yonas, en plein centre de Jérusalem. Le jeune homme de vingt ans porte des habits de sport et une kippa. Lorsque nous commandons à boire, il évite les boissons lactées pour ne pas mélanger lait et viande. Puis il commence son récit.

Tout commence en Érythrée, où il a passé les premières années de sa vie, avec sa mère et ses frères et sœurs. Yonas décrit le régime dictatorial et cruel qui domine le pays, et la peur ressentie par tous d’être enrôlé de force par l’armée où le service militaire peut durer indéfiniment. « J’ai un frère qui a été pris pour l’armée. Pendant trois ans, on ne lui a pas donné de congés et après, on nous a informés qu’il s’était pendu. Ma mère a voulu en savoir plus et on l’a mise en prison » raconte-t-il.

Dans ces conditions, lorsqu’un groupe de soldats fait un raid sur son école pour y rafler des jeunes gens, il décide de fuir, malgré les dangers. Il a 12 ans. Commence alors un long périple vers le Soudan. « Tu marches le jour, la nuit. Sans nourriture, sans eau. Pour boire tu bois de l’eau stagnante au sol. ». Il atteint finalement un camp de réfugiés au Soudan.
C’est lors d’une de ses sorties de ce camp que Yonas est enlevé par un groupe de Bédouins. Il raconte les longues étapes vers le Sinaï, le passage de la frontière dans une citerne brûlante pour ne pas éveiller les soupçons des Égyptiens, et les conditions générales affreuses de son trajet. « Tu avances sans cesse, c’est un cauchemar. Tu es à l’arrière d’un pick-up et tu ne vois pas la terre. On te frappe en chemin. Les gens ont faim, soif, ils s’évanouissent, tombent, meurent. Si quelqu’un s’évanouit, on le jette de la voiture. »
Yonas arrive finalement dans un camp du Sinaï. « Le Sinaï c’est l’endroit le plus horrible qui existe. Il n’y a pas de différence entre les gens là-bas et Daesh. Tu arrives et on ne te reçoit qu’avec des coups. On nous a enchaînés aux mains et aux pieds. » On torture le jeune homme à son arrivée et on exige que sa famille paie une rançon pour le libérer. Après trois mois et malgré les difficultés, ses proches réussissent à transmettre l’argent.

Ses ravisseurs annoncent alors au jeune Érythréen qu’il va être libéré près de la frontière avec Israël. À lui de se débrouiller pour passer cette frontière et survivre de l’autre côté. Le passage en lui-même est une épreuve. Yonas raconte la marche de son groupe, le moment où l’armée égyptienne les repère et commence à tirer, l’arrivée à la barrière « coupante comme un couteau », son franchissement.
« Quand nous avons traversé la frontière, nous avons vu tout à coup des soldats dans une jeep. Nous ne savions pas si c’était des Égyptiens ou des Israéliens et nous avons commencé à fuir. Mais ils nous ont tous trouvés et nous ont tous attrapés. Quand on a vu qu’ils attrapaient tout le monde, on s’est dit : “Ce sont sûrement des Israéliens, des Égyptiens n’auraient pas réussi à repérer tout le monde”. »

Que savait-il d’Israël avant d’y arriver ? Absolument rien. À douze ans, après huit mois de parcours et une succession de déplacements forcés, Yonas se retrouve sur le territoire d’un pays totalement inconnu. Et il n’y est pas particulièrement bien accueilli. Israël, capable d’organiser un accueil chaleureux à ceux qu’il souhaite voir venir sur son sol, peut aussi faire comprendre très vite à des nouveaux venus qu’ils sont indésirables. Yonas est intégralement fouillé par les soldats qui l’arrêtent, et envoyé dans le camp de Saaronim.
Ensuite, avec d’autres enfants arrivés sans parents, il est transféré à la prison pour jeunes délinquants de Ramleh. La vie carcérale n’est pas facile pour le jeune réfugié. « J’ai été pendant huit mois à Ramleh. Huit mois où tu ne vois pas le soleil, c’est vraiment fermé. Ça a été très dur, j’étais en pleine dépression, je devais gérer le traumatisme. Après cinq mois ils m’ont envoyé à l’asile. J’y suis resté un mois et je suis retourné à Ramleh ».

Puis, le destin de Yonas connaît une amélioration radicale : il est envoyé, avec six autres Érythréens, dans le village de jeunesse de Ben Shemen. Là, pour la première fois depuis son entrée en Israël, il fait connaissance avec des locaux qui ne sont pas des gardiens de prison : personnel éducatif, lycéens israéliens, et même de nouveaux immigrants français qui participent au programme Naaleh, pour jeunes juifs qui font leur alyah sans parents.

C’est dans cet internat que le jeune homme apprend l’hébreu puis rejoint le lycée. Il y étudie jusqu’à la fin de la terminale. Et c’est à ce moment qu’il développe un attachement particulier au pays. « Avant de terminer mon année de terminale, j’ai demandé si je pouvais m’engager dans l’armée et me convertir. »

QUE L’ON M’ACCEPTE PARCE QUE J’ESSAIE D’ÊTRE BON !

Mais il bute sur l’absence de cadre pour permettre au jeune homme de réaliser ses deux souhaits. Pire, à la fin de la terminale, il est forcé de quitter le village de jeunesse, l’État n’ayant rien prévu pour la suite. « Le seul endroit que nous connaissions c’était Netanya. Nous nous sommes posés sur la place, nous n’avions personne. Nous nous sommes allongés sur le sol avec notre sac et nous avons attendu. »

Yonas est alors abordé par deux bénévoles d’une association d’aide aux réfugiés qui lui proposent un abri pour la nuit. Face au manque d’aide venant de l’État, ce sont les bénévoles de ce genre d’associations, et notamment le Center for International Migration and Integration (CIMI), qui a développé un programme spécifique pour les mineurs arrivés en Israël sans parents, et quelques particuliers rencontrés au fil de son séjour en Israël, qui vont permettre au réfugié de survivre et même de réaliser une partie de son rêve.

Ne pouvant rejoindre l’armée israélienne, Yonas participe à un programme parallèle de service national. Bien que le programme ne soit pas reconnu par le gouvernement, le jeune homme donne, comme de nombreux Israéliens, deux années de sa vie à une institution d’aide sociale, dans son cas une institution d’éducation spécialisée.

Une fois ce service terminé, il enchaîne les petits boulots qui lui permettent finalement de louer un appartement à Ramat Gan avec une Israélienne rencontrée dans l’internat et qui fait actuellement son service militaire.
En parallèle de son service national, Yonas commence un processus de conversion au judaïsme auprès d’un rabbin orthodoxe non rattaché au rabbinat. Pendant plus de quatre ans, il apprend les mitsvot, aidé par des bénévoles, une famille d’accueil et ce rabbin.

Je lui demande si l’objectif de cette conversion est de pouvoir obtenir la citoyenneté israélienne. « Non, répond-il. Me convertir dans ces conditions ne me garantit rien [la question de la reconnaissance de sa conversation par l’État n’est pas encore tranchée]. De toute façon, je ne veux pas qu’on m’accepte parce que je suis juif. Tout n’est pas lié à la religion. Que l’on m’accepte parce que je suis un être humain et que j’essaie d’être bon! Je me convertis pour avoir l’impression de faire partie d’un tout, d’une famille. Par amour du peuple juif, parce que j’ai voulu faire partie de ce peuple et je me suis lié à lui. »

Il évoque aussi les bénéfices personnels qu’il a retirés de ce processus. Lorsque je lui demande comment il se débrouille avec toutes les lois du judaïsme, il me répond « C’est dur mais je me débrouille. C’est bien aussi spirituellement. Maintenant que je suis Shomer Mitsvot [qui s’astreint à la pratique des commandements religieux], tout est mieux pour moi, plus calme. J’aime ça. »

Conversion ou pas, Yonas reste, aux yeux de l’État, un demandeur d’asile, avec un permis de séjour de deux mois. Ne pas pouvoir avoir de visa de plus longue durée maintient la vie du jeune homme dans une précarité menaçante. « Tu ne peux jamais être sûr de ton statut en Israël, tu ne peux pas savoir ce qui va se passer. Chaque jour, quand je vais dormir, je ne sais pas ce qu’il se passera le lendemain, chaque jour on peut t’attraper et te dire “Allez, dégage!” ».

De même, l’horizon en Israël semble bouché pour le jeune homme « J’ai eu beaucoup de rêves que j’ai voulu réaliser sans le pouvoir. Contrairement à toi, je ne peux pas étudier, je ne peux pas avancer. Si je veux travailler, on ne me propose que du ménage à faire. Je ne peux rien faire et c’est dur. J’ai un rêve et, quand je veux le réaliser on me dit “Non, tu ne mérites même pas d’être ici”. Même louer un appartement, c’est compliqué. Tu dois donner un bulletin de salaire, douze chèques, un mois d’avance. Comment est-ce que je pourrais ? J’ai déjà du mal à payer un mois… »
Et puisque le visa n’a qu’une durée de deux mois, il doit être renouvelé encore et toujours. Qui a déjà eu affaire à la bureaucratie israélienne sait à quel point elle peut être moralement et physiquement exténuante. Elle est encore plus cassante quand elle a face à elle un demandeur d’asile. « Au ministère de l’intérieur, on se comporte avec toi de manière affreuse. On a l’impression qu’ils veulent que tu perdes ton calme. Si tu leur réponds, ils te disent : “D’où tu as le droit de parler ici, d’abord ?” » Signe de l’incapacité du gouvernement à prendre une position claire face aux demandeurs d’asile, le visa interdit aux réfugiés de travailler, mais il ne peut être renouvelé que sur présentation d’une fiche de paie en bonne et due forme. Absurdité déconcertante qui témoigne des ambiguïtés israéliennes…
Enfin, il faut faire face à certaines réactions racistes. « Il y a du racisme ici, on généralise tout. Si un Français fait quelque chose de mal, ils diront que tous les Français sont comme ça. Même chose avec les réfugiés. Si un seul viole ou tue, ils disent que tous les réfugiés sont des violeurs et des assassins. Ça me rend fou ce racisme. »

Face à toutes ces difficultés, j’avoue avoir du mal à comprendre son attachement pour un pays qui l’accueille si mal. Yonas raconte : « J’ai un petit frère qui est arrivé en Hollande depuis la Lybie et l’Italie. Il a une vie douce. Il m’a proposé de venir mais je lui ai dit non. Mon statut ici est mauvais, et il y a du racisme, mais j’aime ce peuple, cette culture. Je me suis lié à eux ». Naturellement, les débats sur les réfugiés en Israël l’ont agacé dans un premier temps. « Mais maintenant ça ne me fait plus rien. J’ai décidé que, quoi qu’ils disent, il n’y a aucune chance qu’on me fasse sortir d’ici. Je vois ce pays comme le mien, et pas comme autre chose. » Et c’est même en faisant appel à l’histoire juive qu’il défend une ligne plus ouverte par rapport aux demandeurs d’asile en Israël. « L’Histoire des Juifs est qu’ils ont commencé en étant des réfugiés. Ils ont vécu des choses difficiles et ont survécu. Mais nous ne sommes pas obligés de faire aux autres ce que nous avons subi. Il faut les aider. On ne peut pas dire “Je suis juif mais je ne veux pas être avec d’autres et je dois les virer.” S’il y a des gens bien qui veulent venir il faut les accueillir. » Après huit ans en Israël, le jeune homme ne se voit en tout cas pas vivre ailleurs.

J’AIME CE PEUPLE, CETTE CULTURE

L’histoire de Yonas est très particulière. Tous les migrants d’Érythrée et du Soudan ne sont pas venus de force en Israël. Beaucoup n’ont pas eu accès à autant de soutien de la part d’organisations variées. Et encore plus rares sont ceux qui se sont attachés au pays autant que lui, malgré les difficultés. Mais les efforts de ce jeune homme marquent l’imaginaire.
Personnellement, je ne peux m’empêcher de comparer son destin à celui d’Olé Hadash [nouvel immigrant juif en Israël] qui est le mien. Présent depuis moins longtemps que lui en Israël, parlant un hébreu égal au sien, et ayant fait sûrement moins d’efforts que lui pour me connecter à mon identité juive, j’ai reçu presque automatiquement tout ce qu’il s’est battu pour obtenir, en vain : droit de servir à l’armée, droit de travailler, droit d’étudier, et surtout, le droit inaliénable de rester dans ce pays.
En ce sens, l’existence de destins comme celui de Yonas, quel que soit leur nombre, révèle un angle mort de l’identité israélienne. L’État d’Israël ne sait toujours pas comment offrir une place à des gens qui veulent y vivre, qui sont prêts à faire tous les sacrifices pour ce pays, mais qu’il ne sait voir que comme des illégaux et traiter comme tels.

Et c’est ainsi qu’un jeune homme, après huit ans sur le sol israélien, dont deux en service national, parlant totalement l’hébreu, en couple avec une soldate de Tsahal, et sur le point de terminer sa conversion au judaïsme, est forcé de survivre en Israël avec un visa d’une durée plus courte que celle accordée à n’importe quel touriste européen…