Faire revivre l’histoire commune

Benjamin Stora a codirigé avec Abdelwahab Meddeb le volume encyclopédique Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours. Pour Tenou’a, il explique comment une réécriture de l’histoire s’opère, tant côté juif que côté musulman, pour évacuer treize siècles d’histoire commune et justifier la séparation.

ENTRETIEN AVEC BENJAMIN STORA, HISTORIEN

Comment est né le projet de cette “histoire des relations judéo-musulmanes” ?

L’origine de ce livre, c’est Jean Mouttapa, directeur de collection chez Albin Michel qui, constatant qu’on avait beaucoup écrit sur l’histoire du judaïsme et sur l’histoire de l’islam mais jamais sur la circulation entre les deux, a voulu combler ce vide. À titre personnel, j’étais plutôt réticent mais Abdelwahab Meddeb, avec qui j’avais déjà travaillé, croyait à la nécessité de dépasser les barrières. C’est la situation de vide éditorial qui a créé la nécessité.

Vous débutez en racontant chacun votre enfance de juif et arabe au Maghreb, en quoi était-ce important ?

Nous nous sommes aperçus que nous appartenions à la dernière génération qui a vécu la civilisation judéo-musulmane. Et après nous, d’autres viendront qui écriront des récits d’enfer, cela a déjà commencé. Abdelwahab Meddeb comme moi avions totalement conscience que ces relations n’avaient pas été une longue lune de miel, que ces rapports judéo-musulmans étaient aussi très conflictuels, mais cela n’empêche pas qu’il y a eu une vie commune treize siècles durant.

Après treize siècles, comment expliquez-vous la séparation si brutale ? Est-ce dû au conflit israélo-arabe ?

Il est certain que le récit dominant aujourd’hui, à la fois dans la communauté juive et dans la communauté musulmane est un narratif de guerre. Toutefois, il faut bien comprendre qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce processus de séparation est déjà entamé depuis un siècle. La séparation est bien antérieure à la création d’Israël, elle remonte à l’effet de souffle mondial provoqué par la Révolution française, que le monde musulman n’a pas su prendre en compte. Cette promesse d’égalité politique en France résonne de façon extraordinaire dans tout le monde juif, de la Pologne jusqu’en Orient. Les juifs, qui se sentaient jusqu’alors protégés en terre d’islam, refusent désormais de se contenter de la protection offerte par la dhimmitude : ils veulent l’égalité politique.
Dès le début du XIXe siècle, la question de la réforme du monde musulman par l’intermédiaire de l’égalité donnée aux minorités devient centrale. Mais ces débats sur la sécularisation et l’égalité politique traînent et les juifs refusent d’attendre. Dès 1840-1850, les juifs algériens citadins de la côte demandent à être français. Et comme, parallèlement, les musulmans se réfugient dans la religion comme territoire de résistance face à une pénétration étrangère, le retard de sécularisation s’amorce. Les juifs optent alors pour l’Occident tout en restant en Orient. C’est ce processus d’occidentalisation en terre d’islam que vient entériner le décret Crémieux. Ce même processus d’acculturation a touché la société musulmane, mais sans recevoir de traduction politique. Cela marque le début d’une rupture : les musulmans voyant les juifs conserver leurs traditions religieuses tout en accédant à l’égalité politique dans l’espace public se demandent : « Pourquoi pas nous ? ». Ce sera d’ailleurs l’argument des antisémites européens et de toute la droite française à la fin du XIXe siècle pour demander l’abrogation du décret Crémieux, abrogation qui constitue le tout premier acte de Vichy.

Comment réagissent les religieux, imams et rabbins à cette volonté de sécularisation ?

Les religieux, tant les imams que les rabbins, sont éminemment contre cette acculturation par le décret Crémieux, qui signifie pour eux assimilation. Mais le vent qui souffle alors sur la communauté juive en faveur de la laïcité et de la modernité qu’elle entraîne est extrêmement puissant. Les juifs, tout en conservant un profond respect pour les rabbins, deviennent laïcs, et refusent aux rabbins la parole politique. Et c’est aussi ce que décrit Abdelwahab Meddeb dans le monde religieux d’aujourd’hui : cette extraordinaire dérive de la parole religieuse dans le domaine politique. La dérive est identique chez les juifs, même si c’est moins spectaculaire en raison du nombre plus faible de juifs. Cela explique l’intérêt de Meddeb pour le soufisme, la poésie mystique, et sa profonde connaissance des textes religieux. Lui disait que tous ces islamistes ne connaissent rien à la véritable religion, laquelle doit être protégée du politique pour ne pas être emporté et, à terme, détruite par lui.

Comment lutte-t-on contre la réécriture de l’histoire ?

Aujourd’hui, les juifs réécrivent leur histoire comme celle d’un enfer auquel il fallait échapper ; et les musulmans l’ont réécrite comme celle d’une trahison des juifs, qui les absout de tout questionnement autocritique quant à l’absence de juifs en terre d’islam aujourd’hui.
La lecture qui est faite des événements des deux derniers siècles évacue toute la dimension historico-politique depuis le XIXe pour devenir une lecture uniquement religieuse qui ramène tout à la création de l’islam. Donc on balaye treize siècles d’histoire, en niant les réalités historiques : le fait que les juifs expulsés d’Andalousie se rendent majoritairement dans l’Empire ottoman est une réalité. Il faut bien se figurer qu’à l’époque, il n’existait pas de société sécularisée, pas plus en Occident qu’en Orient, et que l’Empire ottoman pour les juifs, comparé à la situation en Europe, était très enviable.
Aujourd’hui, il faut faire revivre toute cette histoire pour ne pas la lire qu’à la lumière de la séparation. Cette vision téléologique de l’histoire, qui ramène tout à son origine, est dramatique. On peut la contrer par l’éducation bien sûr. Mais ça ne suffit pas. Je constate qu’aujourd’hui, la jeune génération des juifs sépharades s’interroge, elle sent en elle une part d’Orient, contre laquelle elle lutte parfois, mais qui est bien présente. Ils savent qu’ils ne sont pas des Occidentaux. Et chez les musulmans aussi existe cette nostalgie des juifs, parce que les jeunes ont entendu les récits familiaux mais n’ont jamais vu de juifs ; et ils souffrent de cette espèce d’homogénéité nouvelle. Cette recherche est réelle et il faut s’adosser à elle, répondre à cette quête d’identité multiple et tendre la main à ceux qui veulent savoir. Enfin, il ne faut pas négliger la politique : l’absence de solutions politiques pour le conflit israélo-palestinien pèse lourd et conduit à cette essentialisation et à ce retour aux origines.