L’atelier, avec Delphine Horvilleur

Abraham et le sacrifice du fils

Dans chaque numéro de Tenou’a, le rabbin Delphine Horvilleur et le designer Élie Papiernik se réunissent autour d’un invité pour dialoguer autour d’un objet intellectuel ou d’un concept biblique. Pour cet exercice, nous nous inspirons à la fois de la havrouta – ce mode d’étude à plusieurs traditionnel du judaïsme, de la technique du pilpoul – gymnastique contradictoire des intellects qui permet d’élargir au maximum les champs de la réflexion talmudique, et de la méthode du brainstorming, en vertu de laquelle il n’y a pas de mauvaises idées a priori, et la créativité est encouragée par l’étude intéressée de toutes les pistes, aussi impertinentes soient elles.

Pour cet atelier un peu particulier, nous avons choisi de parler de l’Akedat Yitzhak, la “ligature d’Isaac” par Abraham, cet épisode biblique au cours duquel Abraham est appelé par Dieu à conduire son fils sur l’autel du sacrifice et à l’immoler, avant que Dieu n’intervienne pour retenir le bras du père et remplacer l’enfant par un bélier.

Le Coran relate l’épisode sous une forme très différente dans la sourate 37. Cet épisode est célébré aussi bien par le calendrier juif que par le calendrier musulman.

C’est à une lecture comparée du sacrifice abrahamique que vous invitent Delphine Horvilleur et Rachid Benzine, pour découvrir des histoires qui, quoique proches, ont des récits et des implications extrêmement différents.

CORAN,
SOURATE 37, 100-113
(traduction de Rachid Benzine)

100 Mon Seigneur donne moi (un fils) qui fasse partie des justes
101 Nous lui fîmes annonce d’un garçon sage (qui se conduirait bien dans la voie de Dieu)

102 Mais quand son fils put suivre son père , il lui dit : ô mon fils j’ai vu en songe que je devais te sacrifier; considère (ce songe) et dis moi quelle est ton opinion (ce que je dois faire) ; son fils répondit : fais ce qui t’a été ordonné ; je serai, si Allâh le veut, de ceux qui supportent (le sort qui leur est assigné)
103 lorsque tous deux se furent livrés entièrement (à l’ordre de Dieu), eurent pleinement accepté et que Abraham eut fait tomber (son fils) front contre terre
104 Nous (Allâh) lui criâmes : Ô Abraham !
105 Tu as accompli (ce que te commandait) la vision (venue de Nous) ainsi rétribuons nous ceux qui agissent bien
106 Telle est l’épreuve qui permet de distinguer clairement (le juste de l’injuste vis à vis de leur engagement pour dieu)
107 Nous l’avons racheté par un sacrifice majeur
108 Nous avons rendu cela mémorable pour les générations suivantes
109 Salut sur Abraham
110 Ainsi rétribuons nous ceux qui agissent bien
111 Il était de nos serviteurs entrés pleinement dans notre alliance
112 Nous lui avons fait annonce d’Isaaac comme prophète qui ferait partie des justes
113 Nous avons béni (Abraham) et Isaac mais dans leur descendance on distingue clairement le juste et et celui qui s’est jeté lui même dans l’injustice

GENÈSE 22:1-12
(traduction du rabbinat)

1 Il arriva, après ces faits, que D1 Il arriva, après ces faits, que Dieu éprouva Abraham. II lui dit : “Abraham !” II répondit : “Me voici.”
2 II reprit “Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac; achemine-toi vers la terre de Moria et là offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai.”
3 Abraham se leva de bonne heure, sangla son âne, emmena ses deux serviteurs et Isaac, son fils et ayant fendu le bois du sacrifice, il se mit en chemin pour le lieu que lui avait indiqué le Seigneur.
4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, aperçut l’endroit dans le lointain.
5 Abraham dit à ses serviteurs : “Tenez-vous ici avec l’âne; moi et le jeune homme nous irons jusque là-bas, nous nous prosternerons et nous reviendrons vers vous.”
6 Abraham prit le bois du sacrifice, le chargea sur Isaac son fils, prit en main le feu et le couteau et ils allèrent tous deux ensemble.
7 Isaac, s’adressant à Abraham son père, dit “Mon père!” Il répondit : “Me voici mon fils.” II reprit : “Voici le feu et le bois, mais où est l’agneau de l’holocauste?”
8 Abraham répondit : “Dieu choisira lui-même l’agneau de l’holocauste mon fils!” Et ils allèrent tous deux ensemble.
9 Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu lui avait indiqué. Abraham y construisit un autel, disposa le bois, lia Isaac son fils et le plaça sur l’autel, par_dessus le bois.
10 Abraham étendit la main et saisit le couteaupour immoler son fils.
11 Mais un envoyé du Seigneur l’appela du haut du ciel, en disant : “Abraham! . Abraham!”
12 II répondit : “Me voici.” II reprit : “Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal ! car, désormais, j’ai constaté que tu honores Dieu, toi qui ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique!”

Dans la Genèse, il n’est pas question d’un rêve mais d’une parole adressée à Abraham,, une parole porteuse d’ambiguïté puisque l’ordre lui enjoint de « faire monter son fils en élévation ». Immédiatement, dès l’aube venue, Abraham se met en chemin. Il ne confie pas à son fils le but de leur voyage mais lorsque celui-ci l’interroge, un peu à la manière d’un enfant curieux (où est l’agneau ?), il lui il lui répond quelque-chose comme : « ne t’inquiète pas, mon enfant ! ». Abraham n’associe pas Isaac à sa terreur de père. Il est seul dans l’épreuve.
DH

Dans le Coran c’est l’inverse. La où il y a silence dans la Genèse, il y a dialogue dans la sourate, et pas n ‘importe quel dialogue : Abraham reçoit une vision et demande à son fils de l’interpréter, lequel s’exécute et lui dit de suivre sa vision. Dans tout le discours, pourtant, il n’y a jamais l’idée que c’est un ordre divin, ce n’est qu’une vision. Ici le fils n’est pas seulement objet, il est aussi sujet, sujet qui authentifie la vision du père. Le personnage principal attend de l’autre qu’il authentifie sa vision. Seule la génération du fils peut éclairer celle du père. Abraham ne peut pas interpréter ce songe tant que son fils n’ pas clarifié son propos.
RB

On est là dans l’antithèse de la Genèse. Dans la ligature d’Isaac, un enjeu majeur est le décrochage d’Isaac, le fils colé à son père. Là où la sourate semble prêcher la continuité du lien, la Genèse dit qu’Abraham qui a coupé avec son ascendance va devoir couper d’une certaine manière avec sa descendance. A la fin de l’épisode, il redescend seul du Mont Moriah. Son fils est vivant mais n’est plus à ses côtés. C’est seulement alors qu’Isaac est prêt à devenir à son tour un patriarche.
DH

Le Coran cherche à établir une sorte de généalogie spirituelle entre Abraham et les lecteurs. Etre un héritier d’Abraham, c’est donner la parole aux autres, ne pas s’inscrire dans une généalogie seulement biologique mais spirituelle. A nouveau, l’exemple de Mohammed en est une illustration : n’ayant pas descendance biologique, sa descendance est spirituelle.
RB