Le Lab Féminisme: l’exception juive

Lors de la marche féministe du 25 novembre à Paris

Il s’est passé quelque chose durant la manifestation du 25 novembre – ne pas le dire, ne pas en parler, c’est faire peu de cas du mouvement féministe contemporain.
Des manifestantes, réunies autour du collectif “Nous vivrons”,  ont dû jeter leurs pancartes pour participer à la marche organisée par de nombreuses associations féministes. Sur ces pancartes, il était écrit “Silence, le Hamas viole” ou encore “#MeToo unless you are a Jew”. 

Ces revendications avaient pourtant toute leur place dans une manifestation féministe sur les violences sexistes et sexuelles. Elles ne disaient pas une positon sur le conflit, elles disaient ce que les mouvements féministes disent d’habitude de manière consensuelle : il y a un enjeu féministe à reconnaître l’existence de l’utilisation des violences sexuelles envers les femmes comme acte terroriste et comme arme de guerre. 
Et cette utilisation, lors du massacre du 7 octobre, est claire. 

Les témoignages affluent. Le dernier en date est celui d’Esther, publié dimanche (dans Le Parisien – article réservé aux abonnés), tabassée, violée et mutilée par des membres du Hamas dans le désert de Be’eri. “C’était si douloureux, dit-elle, que j’ai perdu connaissance, ils ont arrêté quand ils m’ont cru morte.” Les féministes savent que la reconnaissance du viol comme arme de guerre est un enjeu politique. Pourquoi ne pas reconnaître que le viol a été utilisé le 7 octobre comme arme terroriste ? Quelle est la différence avec les autres conflits, les autres guerres? Est-ce parce que les terroristes ont invoqué le fait qu’elles étaient juives ?

Je ne crois pas en l’injonction à prendre position. Quand on m’a demandé publiquement il y a quelques années mon avis sur la situation israélo-palestinienne, j’ai répondu: “Je ne suis pas une experte en géopolitique, mon avis – si tant est que j’en ai un – n’a pas de légitimité à exister dans l’espace public”. Je comprends le droit au silence.

Je comprends néanmoins que le silence d’organisations féministes étonne. Parce que celles qui se taisent sur le 7 octobre sont les mêmes qui se sont exprimées sur la réponse israélienne à Gaza.

C’est bien en cela, que la reconnaissance de ce qui est arrivé lors du 7 octobre est un enjeu et de féminisme et de lutte contre l’antisemitisme. Le silence dit qu’on croit toutes les survivantes de violences sexistes et sexuelles sauf quand elles sont initialement motivées par le fait que les victimes sont juives. Le Nous Toutes clamé depuis des années devient un Nous Toutes sauf si vous êtes juive. L’exception juive étant justifiée par une forme d’antisémitisme primaire qui confond le judaïsme avec un impérialisme colonialiste. Il confond également le droit d’Israël à exister avec une interdiction à la Palestine d’exister.

Est-ce la peur de trahir la pensée radicale féministe qui empêche tout discours équilibré ? “Aujourd’hui, disait Camus, on dit d’un homme ‘c’est un homme équilibré’ avec une nuance de dédain”. Est-ce ce même dédain qui empêche les mouvements féministes d’accueillir les larmes de celles qui ont perdu les leurs ? Ou même de les voir ?

J’en parle car j’ai peur de me taire, et qu’on oublie. Ouvrant ainsi la voie vers une réalité où un massacre de personnes juives est “normal”. Et, comme toute personne de la communauté juive, nous savons vers quoi tend ce silence.
J’en parle surtout car je suis profondément féministe, je crois profondément dans ce mouvement, dans sa faculté à grandir. Je crois profondément dans la possibilité de sortir d’une pensée binaire qui entraîne une vision simpliste et infantilisante du monde. J’en parle parce que le silence des organisations féministes et le sort réservé aux manifestantes de “Nous vivrons” auront potentiellement des conséquences durables sur le mouvement féministe en France.

“La mesure n’est pas le refus de la contradiction, ni la solution de la contradiction, explique Camus. La mesure (…) a toujours été la reconnaissance de la contradiction, et la décision de s’y maintenir, quoi qu’il arrive. Une formule de ce genre n’est pas seulement une formule rationnelle, humaniste et aimable. Elle suppose en réalité un héroïsme. Elle a des chances en tout cas de nous fournir non pas la solution, ce n’est pas ce que nous attendons, mais une méthode pour aborder l’étude des problèmes qui se posent à nous et pour marcher vers un avenir supportable.” Dans son discours, Camus applique cette méthode à l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale, qui panse encore ses maux, à la recherche d’un avenir apaisé. Je tente de les appliquer modestement au mouvement féministe contemporain. Il y a celles qui voient tout en noir ou en blanc. Celles qui veulent tirer l’opinion majoritaire vers le tout-noir ou le tout-blanc en invoquant une radicalité. Et puis il y a celles qui ont conscience que nous vivons dans un nuage de gris. Nous cohabitons au sein d’un mouvement politique dont la disparité des opinions n’a d’équivalent que dans la similarité des expériences, “en tant que femme”. 

“En fait, l’équilibre est un effort et un courage de tous les instants, disait Camus. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir.” Si nous voulons un jour avancer, nous devons avoir le courage de cet équilibre. Un équilibre qui ressemble à une paix.

Merci à Charlotte Pudlowski d’avoir relu et édité ce texte.

Lors de la marche féministe du 25 novembre à Paris