Femmes et Talmud

 

La tradition juive énonce trois catégories de l’entende- ment pour pouvoir étudier le Talmud : la sagesse, le dis- cernement et la connaissance. La sociologue Sonia Sarah Lipsyc, à l’appui du Talmud lui-même et des différentes conceptions féministes, montre en quoi l’étude du Talmud par les femmes est non seulement possible mais béné- fique au judaïsme.

On ne naît pas Berouria, on le devient

Mais qu’est ce qui a pris à Rabbi Méir (IIe siècle) d’avoir agi ainsi? Diligenter un de ses élèves pour séduire sa femme Berouria, reconnue pour sa sagesse, sa magistrale érudition au point de pouvoir « en une journée d’hiver étudier trois cents lois de trois cents grands maîtres » (Pessahim 62b) »! Tout ça, à en croire Rashi dont les sources sur cet épisode restent cependant inconnues (sur Avoda Zarah 18b) « parce qu’une fois, Berouria s’était moquée de ce qu’avaient dit les Sages, à savoir que les femmes ont l’esprit léger (daatan kala). Rabbi Meir lui dit: « la fin de ta vie peut encore leur donner raison ». Berouria succomba et se suicida, Rabbi Meir, pris de remords, s’enfuit. L’histoire connue sous le nom de ma’assé berourya ne dit pas ce qu’il est advenu de l’élève qui, sous le pouvoir abusif de son maître, commit un adultère.

Tout ça parce que Berouria aurait remis en cause les catégories genrées de l’esprit et que son époux ne l’eut supporté? Quel exemple aussi pour les couples dont la femme a étudié ou aimerait étudier le Talmud !La tradition juive énonce principalement trois catégories de l’entendement, hokhma, la sagesse ou l’aptitude à apprendre d’autrui, bina, le discernement ou la capacité de déduire une chose d’une autre et da’at, l’esprit ou la connaissance (voir Rashi sur Exode 3 :3). Or la tradition juive (ou plus exactement les docteurs de la loi qui la représentent), établit une répartition de ces catégories de l’intelligence entre les hommes et les femmes. Ainsi, par exemple, elle attribue aux femmes plus de discernement (bina) et qualifie généralement leur da’at de léger (voir respectivement Nedarim 45b et Qiddushin 80b). Cette opinion renvoie à une estimation cognitive, émotionnelle et sexuelle sur les femmes. D’un point de vue cognitif, elles auraient une plus grande aptitude à passer d’une chose à une autre – ce qui, aux yeux de certains, faciliterait leur charge d’éducation des enfants – mais manqueraient de cette capacité de concentration propre à un da’at lourd,

nécessaire, entre autres, à l’étude du Talmud ; émotionnellement, elles seraient plus sensibles, fragiles et impressionnables, ce qui serait l’une des raisons pour lesquelles elles sont écartées, dans la loi juive, de certaines aptitudes ou fonctions comme celles de témoin ou de juge; sexuellement, leur compassion les inclinerait « à être plus faciles à séduire ».

La répartition ontologique de ces catégories d’entendement selon les sexes, démarche tout à fait essentialiste, peut être remise en cause dans son fondement même car elle suppose une filiation entre le sexe biologique et une disposition de l’esprit! Corrélation que les études du genre remettent bien évidemment en question, d’une part parce que cette filiation est avancée comme étant naturelle alors qu’elle est de l’ordre d’une construction et d’une éducation sociale et, d’autre part, parce que ces répartitions cognitives supposées selon le sexe furent à l’origine de discriminations à l’encontre des femmes tout au long de l’Histoire et jusqu’à récemment encore. Que n’a-t-on entendu, par exemple, lorsque pour la première fois une femme a voulu passer son baccalauréat, être médecin, avocate ou magistrate voire Présidente de la République ? Néanmoins, peut-on nier l’influence des caractéristiques sexuelles sur le mental, le psychologique ou tout autre domaine? Le débat est lancé au sein même des féministes entre les différentialistes, comme Antoinette Fouque (1936-2014) qui revendiquent ces différences en en donnant leurs propres définitions, et les égalitaristes, comme Elisabeth Badinter pour qui ces différences cognitives ou autres n’existent pas ou ont peu d’importance. Toutefois, les unes comme les autres dénoncent l’usage discriminatoire qui peut en être fait. Pour tous les courants de la pensée féministe, le da’at des femmes, qu’il soit identique à celui que les hommes revendiquent ou totalement différent, n’entraverait point le droit des femmes à l’étude talmudique; elles y apporteraient leur propre approche, fruit d’une Histoire minoritaire ou d’une pensée singulière.
Il est peut-être utile de rappeler cette conclusion de Catherine Vidal, neurobiologiste: « La variabilité entre les individus d’un même sexe est telle qu’elle l’emporte le plus souvent sur la variabilité entre les sexes. (…) On a pu aussi montrer qu’avec l’apprentissage, les hommes et les femmes finissent par atteindre les mêmes performances. » (« Le cerveau a-t-il un sexe?» dans Hommes, femmes, la construction de la différence sous la direction de Françoise Héritier, Le Pommier, Paris 2005).

Aussi, quelle que soit la définition du da’at – qu’on choisisse ou non de la « genrer » c’est-à-dire de la catégoriser selon le sexe de la personne –, elle n’imposerait aucune restriction. Autrement dit, les femmes seraient à même, tôt ou tard, d’étudier le Talmud – elles le font déjà depuis des décennies en Israël ou en Amérique du Nord – voire de le renouveler, à partir de leurs singularités.

L’important reste qu’elles aient le choix, que celui-ci soit valorisé autant qu’un autre, et qu’elles soient heureuses au sein de leurs communautés et, bien sûr, de leur couple. Une manière, qui sera à chaque fois éloquente, de réhasbiliter Berouria et… allez, de donner encore une chance symbolique à son époux.