Certains textes, trop lus ou jugés ennuyeux avant même d’être lus, sont victimes de leur importance. C’est le cas de pas mal de textes « sacrés » et les religieux eux-mêmes n’aident d’ailleurs pas forcément à ce que l’on considère autrement leur héritage. Prenez le Cantique des Cantiques. Son titre d’abord. Un cantique, c’est un chant d’église, alors que l’hébreu dit simplement : shir hashirim, « le chant des chants ». Et puis, au-delà de ce titre, on dirait que toute l’histoire de son exégèse est celle d’une guerre menée par les orthodoxies de tout poil contre son sens littéral, ses mots et ses respirations, sa chair.
La dernière bataille en date fut livrée par la maison d’édition américaine Artscroll. On connaît son travail très utile pour les apprentis talmudistes mais il faut croire que la Bible est une autre affaire, car plutôt que de faire le même travail pour ce pauvre Cantique des Cantiques, nos aimables bigots nous en ont livré une « traduction allégorique » où les seins de l’aimée, pour ne citer qu’une grotesquerie parmi d’autres, deviennent les Tables de la Loi.
La lettre de Shir haShirim effraie les religieux : il faut donc, plus que jamais, en ces temps où le fondamentalisme fait rage, y revenir. D’un autre côté, notre rapport à ce texte, après deux millénaires d’interprétation allégorique ou mystique, ne peut faire fi de cette tradition. Il faudrait aujourd’hui pouvoir combiner les deux, les faire résonner l’une avec l’autre. Vivre la Tradition par tous nos pores et dans tous les sens, et même la retourner contre elle-même. Comprendre l’allégorie à partir de la littérarité du poème, c’est la moindre des choses : si le comparé a la même structure que le comparant, il faut d’abord, si on veut la saisir, expliquer le comparant. Et en même temps nous pouvons désormais revenir vers l’histoire, car Shir haShirim est d’abord une histoire d’amour, revenir vers le poème avec à l’esprit les sens que lui donne la Tradition. Je dis parfois que le mot très chrétien de « cantique », qui était plutôt destiné à gommer de ce chant l’aspect érotique, s’est par un effet étrange et inattendu, chargé en retour, à mes oreilles en tout cas, de sensualité. Revenir de l’allégorie vers la lettre du poème, c’est comprendre que la sensualité peut être sacrée : les caresses, la volupté, l’orgasme sont bien plus, dans l’histoire de la civilisation, que des faits physiologiques. Si toute la littérature ne parle que de « ça », c’est qu’il y a à ce propos un peu plus qu’un spasme électrique ou qu’un gros plan de film porno.
Quelle est l’histoire de Shir hashirim ?1 Celle d’un amour contrarié où se nouent des intérêts politiques, économiques mêmes, et des préoccupations mystiques, peut-être même mythologiques : on a parfois comparé le poème aux hiérogamies païennes, aux épousailles sacrées des dieux et des déesses.
D’abord, il n’y a pas un mais deux amants. Le roi et le berger, rivaux. Il y a probablement plusieurs femmes mais il n’y a qu’une héroïne, la Sulamite. Pour ma part, je n’admets pas l’hypothèse quelque peu prude de Renan selon laquelle l’ardeur des premiers versets serait à attribuer aux dévergondées du sérail plutôt qu’à cette modeste bergère : « Qu’encore il me baise de baisers de sa bouche : car sont meilleures tes caresses que le vin. À l’arôme tes influx sont bons, un influx épandu est ton nom ; ainsi les filles t’aiment »2 . Au contraire, ces mots disent l’amour fou de l’enlevée pour celui qu’elle a perdu. Paysanne que le roi Salomon a placée parmi les odalisques du harem, la Sulamite ne cesse de rêver à son amant de cœur, veillant dans les nuits, ses entrailles agitées par le doux souvenir de leurs ébats (5:4). Elle fuit pour le retrouver, est peut-être ramenée, puis fuit à nouveau, à moins que tout cela ne soit que rêves de fuite. Ils sont finalement réunis, aux dépens du roi humilié : « Si donne un homme tout le bien de sa maison pour l’amour, on le méprisera de mépris » (8:7).
Salomon n’a pas le beau rôle. Aimer, il ne sait pas : le sexe est seulement une manifestation de son pouvoir. Il est sourd au désir de l’autre, sa parole s’écoutant trop ne s’entend pas elle-même : il flatte, mais avec balourdise. « À la cavale aux chars de Pharaon, t’ai égalée, mon aimée. Gracieuses tes joues dans leurs chaînes de perles, et ta gorge dans les gemmes. Des chaînes d’or te ferons, d’argent ponctuées » (1:9-11). Il n’admire que sa propre puissance phallique à travers la jouissance escomptée de l’aimée. Contrastent là la pureté de l’amour pastoral et le luxe du harem. Pureté rimant non avec chasteté mais bien avec volupté – où dialoguent les désirs, où les jouissances se font écho.
Le Cantique des Cantiques est le chant de l’amour victorieux, victorieux du pouvoir, de la violence et de la mort : « Place-moi comme sceau sur ton cœur, comme sceau sur ton bras, car fort comme la mort est amour, dure comme Shéol, passion ; ses traits : traits de feu de la flamme de Yah! » (8:6). Et cet amour est un amour humain, un amour entre deux chairs, deux nefashot. Nefesh : à l’intersection du corps et de l’esprit, là où s’opèrent désir et jouissance. « Sur mon lit dans les nuits, je cherchai celui qu’aima mon être (nafshi). Le cherchai et point ne le trouvai. “Allez, je vais me lever, je veux tourner dans la ville! Sur les places et dans les rues je veux chercher celui qu’aima mon être !” Le cherchai et point ne le trouvai » (3:1-2). Deux chairs qui s’ouvrent l’une à l’autre, qui se perdent comme totalités closes pour se retrouver dans la passion partagée. Se connaître en connaissant l’aimé, par la curiosité, jamais complètement satisfaite, à l’égard de l’autre chair : « Mon chéri a passé la main dans la brèche ; mes entrailles ont murmuré vers lui » (5:4). Pas de doute à avoir sur la nature de cette « brèche », Shir haShirim raconte, entre rêve et réalité, dans la concrétude d’un corps qui palpite, qui sent, qui se répand, ce qui combat la mort, raconte l’immortel au cœur des choses – et c’est l’effectivité d’un bonheur donné, et parfois rêvé, à deux, qui eut lieu et que rien ne saurait effacer. Fort comme la mort est amour : fort à combattre la disparition ? Fort comme une divinité de vie face aux puissances du néant ? Ou fort à se perdre, à s’oublier, à s’anéantir, fort de cette force que décrit Bataille dans L’Érotisme, qui exalte à en mourir, qui fait redescendre au chaos primitif ? Les deux à la fois probablement, la magie de ces versets est de nous dire l’inaudible vibration de l’instant où l’amour fit sortir la lumière du tohu-bohu.
Je suis persuadé que nos Sages n’ignoraient pas, vérité si simple, qu’on n’entend pas le signifié sans le signifiant. Certains passages du Talmud le laissent entendre : c’est après tout de l’un des versets de Shir haShirim que l’on a déduit, hélas, la « nudité » inhérente à la voix féminine3 , et c’est par un autre – « Sous ce pommier t’ai éveillé : c’est là qu’accoucha ta mère ; là qu’accoucha qui t’enfanta » (8:5) – que l’on explique la dimension aphrodisiaque du harosset, de cette nourriture censée rappeler les efforts faits par les femmes israélites pour exciter leurs époux à l’amour malgré les ordres de Pharaon4 . En d’autres termes, ils savaient qu’avant d’être une allégorie, ou tout en étant une allégorie, c’était bien un poème érotique.
L’amour humain reflétait à leurs yeux l’amour divin. Faire l’amour, c’était faire demeurer la Shekhina dans la maison5 . La faire être : un acte qui, pour reprendre la formule de Mopsik, est de ceux qui « font exister Dieu ». Ainsi lisaient-ils dans les versets du poème des allusions à la justice et à l’harmonie cosmiques et humaines. « Ton giron, coupe ronde où ne manque hypocras, ton corps meule de blé bordé de roses » (7:3) : que dit le Midrash Rabba de ce « giron », ombilic ou vagin ? Qu’en dit le Talmud ? C’est, lit-on notamment dans Sanhédrin6 … le Sanhédrin justement, le tribunal dont les membres se faisaient face dans une espèce d’amphithéâtre comme en une coupe ronde. Le Midrash Rabba y voit aussi une allusion au livre du Lévitique, au centre du Pentateuque comme l’ombilic l’est dans le corps humain.
On peut être perplexe mais cela n’est ridicule que si on lit ces mots en oubliant le sens littéral et sans comprendre qu’un midrash n’est qu’une proposition de sens, une piste. Pourquoi le Sanhédrin ? Le Sanhédrin, c’est la justice. La justice, chez Platon comme chez les Sages juifs, c’est l’harmonie. Le reflet humain de la bonté, de l’amour cosmique sans quoi le monde ne tiendrait pas. Quant au Lévitique, c’est le livre des sacrifices, où sont exposées les règles de ces offrandes censées rétablir l’équilibre brisé du monde. En d’autres termes, que nous disent les Sages ? Que l’homme, par sa piété et par son sens de la justice, rend le monde à son harmonie perdue, laquelle est comparée à l’extase des amants, comble terrestre de cette force amoureuse qui crée le temps et les êtres.
Le Dieu d’Israël n’est pas pure transcendance : il est chair aussi. « Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu », dit Ruth. Le peuple d’abord, c’est- à-dire le prochain, celui ou celle dont on partage la couche, le frère, l’aimée, la lignée. La transcendance est charnelle, la chair est sainte : voilà le « message » qui s’apprend de ce texte et de ses commentaires. Shir haShirim nous parle de Dieu en nous parlant d’amour, il nous parle aussi d’amour en nous parlant de Dieu.
1. Il revient principalement à Ernest Renan et à quelques philologues d’en avoir retracé les linéaments. Pour le drame, je m’en tiens grossièrement aux idées de l’hébraïsant auteur de la Vie de Jésus.
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2. Cantique des Cantiques, 1:2-3. Je livre ici ma propre traduction du Chant, en cours d’achèvement.
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3. Berakhot 24a
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4. Pessahim 115b
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5. Voir Sota 17a
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6. Voir Sanhédrin 36b-37a
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