les conseils lecture de la rédaction : été 2016

L’ANGOISSE D’ABRAHAM
ROSIE PINHAS-DELPUECH

Actes Sud « Un endroit où aller » – mai 2016 – 21,80 €

Rosie Pinhas-Delpuech aime les langues comme personne, elle les vit, elle les sent, elle les manie et les manipule, les triture, les explore, les sublime, les défie et les traduit. Avec L’Angoisse d’Abraham, l’auteure clôt par l’hébreu sa trilogie commencée avec Suites byzantines (le turc, 2003) et Anna, une histoire française (le français, 2007).
Ne vous fiez pas au titre, choisi dans la Genèse (15:12), il n’y a rien d’angoissant dans ce récit, peut- être même le contraire : un périple finalement rassérénant à travers Israël, la langue, le pays, le peuple, le Livre ; un voyage au cours duquel les difficultés sont apprivoisées et enrichissent, où les incompréhensions deviennent émerveillements et où le décalage est une douce distance, juste ce qu’il faut, sereine. Tous ceux qui ont eu la chance un jour de s’établir quelque part, ailleurs, dans un pays dont ils ne connaissaient ni les codes, ni la langue, ni les battements, auront l’impression de lire ici leur propre histoire, le récit de cette aventure passée terriblement délicieuse, la chance inouïe de redevenir « comme un enfant », qui s’extasie à chaque instant d’une compréhension nouvelle. Ce qui était obscur il y a cinq minutes, qui n’avait aucun sens, devient limpide d’un coup et ouvre l’accès à un monde nouveau à chaque fois : c’est une jouissance perpétuellement renouvelée, mille eurêka, mille épiphanies, ce que les Anglo-Saxons appellent Aha moment.
Alors, dans ce pays que ses habitants juifs appellent haaretz, « le pays » tout simplement, dans le pays de la fin prophétique de l’exil, Rosie Pinhas-Delpuech vit tous les exils juifs, les siens et ceux des autres, des avants, ceux qui l’ont amenée de son Istanbul natal aux bancs des universités françaises, les exils juifs d’Espagne ou de Babylone, de ci et de là, de partout. Avec leurs souffrances, leurs absurdités, leurs flottements, leurs cohortes de vagabonds et de prophètes, leurs misères et leurs splendeurs. Il y a bien d’autres gens et bien d’autres exils dans ce voyage que nous propose Rosie Pinhas-Delpuech, toujours en entre-deux, ou plus, de la France aussi, des Palestiniens, des drogués et des petits fonctionnaires, des idéalistes, des kibboutzniks, des religieux et des mécréants, des terres et des routes.

« Dans ce pays dont je ne connais pas encore la langue, je redeviens enfant analphabète, j’apprends à lire sur les visages, sur les lèvres, j’écoute les intonations, les accents, je distingue les parlers des classes sociales, celui de la rue qui a le goût de la nourriture orientale que tout le monde mâche à longueur de journée en courant d’un endroit à l’autre : grossier, fautif, pimenté, savoureux, drôle, il mêle dans une fine poche de kangourou des boulettes de pois chiches de Palestine avec du chou aigre et des cornichons d’Europe centrale, du piment rouge et de la sauce sésame dégoulinant sur les vêtements, un mot d’arabe, un mot de yiddish, un mot de russe, c’est bon à entendre, c’est comique, un Babel horizontal, un délice sonore. »

T’AS FRITES AU MENU?
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DANIEL KENIGSBERG The Book Edition – 2016 – 10 €

C’est un “petit manuel malin pour mémoriser du vocabulaire d’hébreu” que propose Daniel Kenigsberg, véritable guide mnémotechnique d’apprentissage facile. Exemple parmi bien d’autres : Le curé était une vraie commère! Alors le secret de la confession………… curé = comer = כומר.

J’AI VU PARTOUT LE MÊME VISAGE
UN AMBASSADEUR FACE À LA BARBARIE DU MONDE

FRANÇOIS ZIMERAY Plon “Tribune du monde” – avril 2016 – 12

14 février 2015, cela fait à peine plus d’un mois qu’ont eu lieu les attentats de Paris contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. À Copenhague où il est ambassadeur de France, François Zimeray participe à une conférence en hommage aux journalistes de Charlie lorsqu’un terroriste fait irruption et tire, tuant un réalisateur avant, quelques heures plus tard, d’abattre un homme devant la Grande synagogue.
François Zimeray, avant d’être en poste au Danemark, a arpenté la planète, cinq années durant, au nom de la France, comme « ambassadeur des Droits de l’Homme », un poste aux contours flous qui le conduit d’enfers en enfers, au contact de la barbarie, de l’ignominie, de la souffrance et du cynisme. L’attentat de Copenhague dont il ne croyait pas réchapper sera le déclic de ce livre intense, terriblement dur et pourtant étonnamment tendre. L’auteur pourrait légitimement être désabusé, il ne l’est pas, peut-être justement parce qu’il a « vu partout le même visage », qui peut certes être celui de l’assassin, du meurtrier de masse, de l’exterminateur, mais aussi celui de ceux qui souffrent et de ceux qui se lèvent, s’insurgent et s’engagent pour les aider, les rendre à la vie. En une trentaine de chapitres, ce voyage en enfer est aussi un récit pointu et inattendu du métier de diplomate, une réflexion brûlante sur la responsabilité, l’engagement, la politique internationale. Du Rwanda à l’Irak, de Tripoli à Rangoun, Zimeray se confronte aux assassinats politiques, aux massacres ethniques, aux viols, aux crimes de guerre, à la peine de mort, aux enfants des rues, aux enlèvements, … la liste pourrait être infinie. Il écoute d’abord, observe, puis il tente de comprendre, de convaincre, de peser du poids de la France pour infléchir les destins individuels ou collectifs voués à l’horreur. Certainement pas moraliste, jamais dans l’autocongratulation, ce livre qui pose bien plus de questions qu’il n’apporte de réponses, interroge l’universalité des droits humains et donne à penser la possibilité d’une lutte, jamais gagnée mais toujours nécessaire, contre la haine et ses ressorts.

« Je pris conscience que, dans une sanglante symétrie, c’est le Paris de Charlie qui se réverbérait dans les attentats de Copenhague : les caricaturistes et les Juifs, visés par une même haine. Alors que le tireur courait encore, j’éprouvai le sentiment d’un basculement général vers un monde de dureté, où personne, sous aucune latitude, ne serait plus à l’abri.
Après, je n’ai pas eu la paix. Le lendemain matin, je fus pris à partie sur Internet : certains se firent un devoir de renseigner le public sur qui j’étais « vraiment », et s’appliquèrent à épingler une étoile jaune à mon profil. »

BRINS DE MÉMOIRE

AGNÈS BUISSON Le Manuscrit – 2016 – 13,90 €

Au printemps 2014, Tenou’a réalisait un numéro hors-série pour Yom HaShoah autour du travail photographique d’Ethel Buisson, « À la rencontre de mon grand-père ».
Dans un petit livre, Brins de mémoire, la mère d’Ethel, Agnès Buisson parle de la présence de son père dans sa vie, de ces « brins de mémoire » qu’elle partage avec lui, surtout depuis qu’elle l’a extirpé de son silence dans un précédent livre, Dessine-moi un wagon.
Débutant par une nouvelle, « Mon père s’est tu… », ce récit est justement un refus de ce silence, un cri douloureux, vers ce père qui ouvrit la porte aux gendarmes français quand sa femme lui demandait de ne pas le faire. Escortée vers le Vel’ d’Hiv’, Agnès, 9 ans, s’adresse pour la dernière fois à son père : « C’est toi qui l’as voulu. Tout est de ta faute ».