Génocide des Tutsi: « Comment je me tairais? »

Le long calvaire d’une mère rwandaise, réfugiée à Nanterre: elle a vu le grand vide se faire autour d’elle, toute sa famille disparue dans les massacres commis par les génocidaires du Rwanda.

Mémorial du génocide à Kigali, Rwanda – cc www.travelmag.com

Leiny est jolie. Élégante aussi. Sa voix est douce et posée. Elle s’efforce de maîtriser chacune de ses phrases. Parce qu’elle sait que témoigner est important pour les disparus. Par pudeur aussi. Elle hésite à parler, pressée à la fois par l’impérieuse nécessité de raconter et la crainte d’étaler une souffrance si particulière et si mal comprise. 

Leiny a grandi au Rwanda, dans une grande et belle famille, entourée de deux frères et deux sœurs. Quand elle évoque son enfance, on entrevoit toute la complexité de la situation rwandaise. Longtemps, Hutu et Tutsi ont cohabité, mais non sans heurts, comme une petite musique haineuse encore en sourdine. À 13 ans, Leiny avait dû changer d’école car les Tutsi n’étaient plus les bienvenus dans son collège. Qu’à cela ne tienne, elle avait continué sa scolarité ailleurs, jusqu’au bac. La même année, son père, député apprécié de ses concitoyens, avait été emprisonné et torturé: seulement parce qu’il était tutsi. Qu’à cela ne tienne, à sa sortie de prison, toujours menacé de mort, il est redevenu simple enseignant – pour les petits Tutsi, mais aussi pour les petits Hutu. 

Au début des années quatre-vingt-dix, les persécutions anti-Tutsi se sont précisées, un des frères de Leiny, professeur d’histoire-géo, a été arrêté sous prétexte de soutenir le FPR. Quelques mois après, il est mort de la tuberculose contractée en captivité. Chaque nuit, des pierres étaient lancées sur le toit de la maison familiale et des tracts insultants étaient régulièrement déposés devant la porte par des voisins s’en cachant à peine. 

En avril 1994, Leiny a 33 ans. Elle vit à Kigali et est maman de trois petites filles. Avant même que l’avion du président rwandais ne soit abattu, elle décide d’éloigner ses enfants à la campagne, chez sa sœur, pour les préserver de cette peur qui les étreignait chaque jour un peu plus. Les petites sont parties le 4 avril. Leiny ne les reverra jamais. La fureur génocidaire a déferlé dans la nuit du 6, à la fois subite et terriblement préparée: « Ils ont tué jusqu’aux bébés, aux vieillards. Ils voulaient l’extermination totale. Il faut répéter que tout cela a été bien planifié, depuis longtemps les gens ont été éduqués pour faire cela. Nous avons souffert d’un vrai génocide ». Très vite, son frère a été assassiné. Pendant des jours, elle a erré de cachette en cachette, ne pensant qu’à rejoindre ses filles. Quand elle est enfin arrivée près de chez sa sœur, on lui a expliqué que tout était fini. Leiny est allée plus loin. Après une nuit cachées dans les bois, les fillettes avaient été débusquées par les tueurs. Gisèle, Emeline et Jessica-Stéphanie ont été massacrées à coups de machette. Elles avaient 10, 9 et 2 ans. Leurs corps ont été jetés dans une fosse commune avec ceux de leurs trois cousins, de leur tante, de leur oncle, et en même temps que ceux de dizaines d’autres. 

Dans la nuit du 6 au 7 avril, le village avait été encerclé, les routes barrées pour empêcher toute fuite. La famille de Leiny a été livrée aux miliciens par des voisins qu’ils connaissaient depuis toujours. Les yeux de Leiny se ferment quand elle raconte: « Plus tard, je suis revenue là-bas, je n’avais rien d’autre à faire, il fallait que je sache. Il fallait que je puisse les retrouver pour au moins les enterrer. Devant la fosse, j’ai pu voir un petit quelque chose de ma sœur et d’une de mes filles, et puis aussi j’ai bien vu mon beau-frère. C’était dur ».

Dur. Quels mots pour dire le cauchemar sanglant qui défile derrière les paupières closes de Leiny quand elle se souvient de ces jours de 1994? Et quels mots pour dire la solitude qui, depuis, l’enveloppe? À chaque phrase on l’entrevoit, incommensurable et lancinante: « J’ai toujours eu de l’énergie, mais la vie pour une personne seule comme moi n’est pas facile. Je me sens vulnérable, alors que je voudrais retrouver tout mon dynamisme… À force de vivre comme ça, sans personne à qui parler pour être soutenue, c’est pas évident ». Leiny incarne la perte, de tout et de tous. 

Après le génocide, Leiny a repris son travail à Kigali, côtoyant dans un climat surréaliste les assassins qui étaient aussi ses collègues de bureau, ses voisins ou ceux de sa sœur. Elle a poursuivi son chemin sans se demander si elle aura la force de vivre la prochaine minute. 

En 2008, Leiny a quitté le Rwanda. Aujourd’hui, elle travaille à Nanterre. Hantée par les siens, « machettés », restés là-bas, dans les fosses rwandaises. Elle se souvient du génocide, mais aussi des jolies choses, celles de la vie d’avant : « Je ne pensais pas vivre encore vingt ans. Je ne suis pas morte, alors maintenant j’ai la détermination de continuer pour les miens. Comment je me tairais? On a arraché une partie de moi. Il faut que les gens comprennent que ce n’est pas une petite affaire. Ça ne me dit rien de vivre avec la haine, mais je voudrais qu’il y ait la justice ». Ce mois d’avril 1994, c’était la première fois que Leiny dormait loin de ses trois filles

Article initialement publié en mai 2014 dans Le Droit de vivre no 650, la revue de la LICRA, et reproduit ici avec l’amicale autorisation de son autrice.