Hommage à Aharon Appelfeld

L’écrivain israélien est mort début janvier à l’âge de 85 ans.

J’ai rencontré Aharon Apppelfeld pour la pre- mière fois en 1999. Je rédigeais ma thèse de doctorat sur les langages de la mémoire au miroir des langages de la nature dans son œuvre. Il m’avait donné rendez-vous au Café Anna Tikho à Jérusalem. Donner rendez-vous dans un café peut sembler banal pour un lecteur français, mais pour Aharon Appelfeld le café, et celui-là en particulier, n’était pas un lieu comme les autres. La plupart de ses œuvres ont été rédigées à la main dans des cafés de Jérusalem que l’écrivain choisissait pour leur ambiance Mitteleuropa. Bien que coupé brutalement de cet environnement dès l’âge de huit ans, Aharon Appelfeld avait gardé en mémoire l’atmosphère feutrée, silencieuse et élégante de ces établissements qu’il avait fréquentés tout enfant à Tchernowitz, sa ville natale, alors surnommée « la petite Vienne ». Il en avait retrouvé à plusieurs reprises l’équivalent à Jérusalem, le dernier en date étant ce Café Anna Tikho, qui faisait partie de la maison-musée du couple Avraham et Anna Tikho, lui ophtalmologiste et elle artiste-peintre.

Appelfeld se sentait tellement en sécurité et inspiré dans ces endroits pourtant publics qu’il a écrit un ouvrage intitulé : La journée est encore longue, avec comme sous-titre : « Jérusalem, la mémoire et la lumière », qui relate ses premières années d’écriture et de rencontres dans les cafés de la ville. Il avait trouvé dans ces lieux de l’intime un point d’observation idéal pour créer les personnages de ses nouvelles puis de ses romans.

Pour ce premier rendez-vous, j’avais préparé toute une liste de questions et à ma grande surprise c’est moi qui me suis retrouvée interviewée ! Aharon Appelfeld possédait en lui cette qualité rare d’être intéressé par tout interlocuteur qui se présentait devant lui. Dès les présentations faites, il a enchaîné en me demandant où j’étais née, d’où venaient mes parents, ce qu’ils avaient fait pendant la guerre, mon lien avec l’hébreu et le yiddish, etc. L’être humain, l’individu, était le centre de ses préoccupations et de son écriture. La douceur de sa voix et celle qui émanait de toute sa personne vous portaient immédiatement à vous confier à ce petit monsieur, aux yeux pétillants de malice et à l’hébreu aux sonorités Mitteleuropa. Cet hébreu dont les accents mêlés d’allemand, de russe et de roumain évoquaient instantanément quelques-unes des langues qui avaient baigné sa petite enfance.

LES LANGUES D’AHARON APPELFELD

« Nombreuses sont les voies qu’emprunte un Juif pour rentrer chez lui », affirmait Aharon Appelfeld en 2001. Il s’agit, bien entendu, d’un retour spirituel aux sources juives qui, aux yeux de l’écrivain, sont les seules à offrir à l’individu juif la connaissance de lui-même. Le gnôthi séauthon juif, « connais-toi toi- même », passe par une « connexion », un rattachement aux racines ancestrales.
En s’inspirant de cette citation, on pourrait dire, concernant la langue d’Aharon Appelfeld : « Nombreuses sont les langues qu’emprunte un Juif pour rentrer chez lui. » Pour l’écrivain, le point de départ de son écriture est lié à une disparition totale, absolue, non seulement des êtres chers mais aussi de la langue maternelle et des langues apprises, entendues dans le cercle familial. Quel moyen alors, quelle voie emprunter pour retrouver l’accès à ce monde englouti, par quel langage le faire revivre ?
C’est là que se trouve la pierre angulaire du cheminement littéraire d’Aharon Appelfeld. Plusieurs langues l’ont marqué de leur empreinte dans son enfance : deux langues juives, l’hébreu et le yiddish, et l’allemand, sa langue maternelle, à la fois aux antipodes des deux premières et intimement mêlée à l’éclosion de la langue yiddish, langue juive par excellence.

Grâce au yiddish, « sœur jumelle » de l’hébreu – l’expression est d’Appelfeld, le jeune écrivain opte pour une langue à la fois ancestrale et en même temps tout à fait neuve puisqu’elle incarne une langue étrangère apprise à l’âge de quatorze ans. Mais cette langue, entendue dans l’enfance éveille chez Appelfeld « une mélodie oubliée », tout droit sortie des prières de ses grands-parents auxquelles précisément il n’avait pas accès. Le jeune écrivain adopte ainsi la langue de son aïeul en la marquant au coin de sa poétique personnelle. La langue hébraïque fait résonner, sous la plume d’Appelfeld, bien d’autres langues qui sont tout autant de voies et de chemins qui ramènent l’écrivain juif chez lui, « à la maison », comme il le dit lui-même. La langue ancestrale du peuple juif, rescapée de toutes les destructions, reprend le flambeau du judaïsme pour se faire le héraut de la vie juive en Europe centrale tout au long du XXe siècle. C’est dans une langue dont la résurrection tient du miracle, les « merveilles et le mystère » pressentis par Appelfeld enfant, que l’écrivain fait évoluer ses per- sonnages dans un univers où les vernaculaires furent l’allemand, le yiddish, le russe, le roumain, pour n’en citer que quelques-uns.

Cette quête d’un univers perdu avec l’aide de l’hébreu fait de celui-ci une langue de l’exil plongée dans un espace-temps souvent « transhistorique ». Mais dans le même temps, cette approche permet de sortir du factuel, de l’événementiel, de la simple chronique, pour accéder à une dimension littéraire universelle en faisant « parler » à travers l’hébreu toutes les langues européennes déjà mentionnées. Elle consacre du même coup la langue ancestrale comme haut lieu du syncrétisme linguistique et fait d’Aharon Appelfeld le continuateur de la grande lignée des écrivains hébraïques tels que Mendele, Brenner, Gnessin, Feierberg et Agnon.

Réveiller la société israélienne

En février, l’historien israélien Zeev Sternhell publiait une tribune dans Le Monde sous le titre : « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts ». Un mois plus tôt, il avait employé des termes similaires dans le quotidien israélien Haaretz. Face à des mots aussi sévères écrits par cet historien du fascisme récompensé en 2008 par le « Prix Israël », Tenou’a a voulu recueillir la réaction d’un fin observa- teur de la vie politique israélienne, l’ancien ambassadeur de France en Israël Daniel Shek.

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