Il n’y pas de sens de l’Histoire

Grands témoins

Quelques semaines après le massacre du 7 octobre en Israël, Delphine Auffret a rencontré Anny Dayan Roseman et Izio Rosenman, infatigables militants de la paix. Izio Rosenman, l’un des plus jeunes survivants de Buchenwald, est devenu physicien puis psychanalyste. Anny Dayan Rosenman est universitaire et travaille sur le témoignage et le rôle des mémoires traumatiques dans la construction des identités collectives.

Delphine Auffret Comment garder notre humanité après cet événement ?

Anny Dayan Rosenman La première question que je me poserais est “qu’en est-il des solidarités ?” Elles sont bien sûr absolument nécessaires et c’est un petit peu ce qui nous meut en ce moment. Cette solidarité de part et d’autre, pour les Juifs, pour les Musulmans et en quelque sorte pour les médias, les gens qui sont impliqués, pour les militants. Si on pose cette question sous l’angle de l’humanité, qu’en est-il de l’autre – à la fois de mon autre mais aussi de la représentation de l’autre dans le discours qu’on porte sur cette histoire. Très vite, au lendemain du massacre, ce qui m’a terriblement frappée, c’est que dans un certain nombre de discours, le Juif, en tant qu’autre n’existait plus. Le refus d’utiliser le terme de de massacre, le refus de parler de terrorisme, le refus de s’arrêter un moment pour prendre en compte et se laisser pénétrer par la douleur, c’est un moment où une mécanique terrifiante se met en place où on ne va pas se laisser toucher par l’horreur de ce qui est arrivé parce que tout de suite on va brandir la douleur de celui dont on s’est fait le supporter. Cela met en cause une certaine vision de l’humanité. De surcroît, cela n’aide pas. Les peuples, les groupes, les États, les causes ont besoin d’une solidarité critique. Ne pas être capable de poser le terme de massacre parce qu’on est touché par la cause palestinienne me semble être la pire des choses qu’on puisse faire ; bien sûr pour les victimes mais aussi pour les Palestiniens. Je voudrais donner un exemple qui est tiré de notre propre histoire de militants absolument solidaires d’Israël mais capables d’une solidarité critique qui, pour moi, est la seule qui permet de ne pas être complètement enfermé et peut aider. Cet exemple qui reste encore douloureux des années plus tard est celui du massacre de Sabra et Chatila. Il me semble important de rappeler, parce qu’il y a des amnésies sélectives, que ce n’est pas Israël qui l’a commis mais qu’Israël a laissé faire, ce qui est déjà très grave. Au moment du massacre de Sabra et Chatila, nous nous sommes organisés, un certain nombre de groupes juifs, de gauche ou d’autres qui l’étaient moins, qui se sentaient touchés par ce qui arrivait aux Palestiniens savaient que ce genre d’épisodes est destructeur pour les victimes, mais aussi pour ceux qui l’ont laissé faire. Il nous semblait extrêmement important de défiler en disant à la fois notre colère et notre compassion. 

Le malheur des Palestiniens, c’est qu’ils suscitent une solidarité totale, aveugle, inconditionnelle. Je n’ai jamais vu de solidarité critique à leur égard. Izio et moi-même avions à l’époque de la seconde intifada publié un article dans Les Temps Modernes qui s’intitulait Une inconditionnalité dangereuse. Et ceci est valable pour les supporters, mais ceci est valable aussi pour tous les acteurs, y compris les acteurs politiques – lorsque j’entends, par exemple, Leila Chahid au lendemain du massacre, ne pas arriver à dire qu’elle condamne ce dernier et utilisant sa rhétorique habituelle, agressant celui qui lui a posé la question comme s’il lui faisait insulte mais n’arrivant pas à trouver finalement le courage de nommer les choses. Car c’est une question de courage. Je vois se répéter ce qu’elle a fait pendant la seconde intifada. C’était la même chose alors que nous appartenions à un groupe qui s’appelait “Dialogues arabes et juifs en France”. Nous ne sommes pas arrivés à leur faire dire “on ne met pas le feu à des synagogues, on n’attaque pas des autobus”. Ceci n’impliquait pourtant absolument pas un retrait du politique.

DA N’y a-t-il pas eu un effondrement supplémentaire, idéologique, quand on est militant de gauche en France?

ADR Il y a la blessure de cette irruption de la sauvagerie et de la barbarie. J’ai pourtant beaucoup travaillé sur des textes, sur la Shoah ou sur la guerre d’Algérie. Une chose est de travailler sur des textes au passé en croyant en avoir tiré une sorte, non pas de leçon car aucune leçon ne peut être tirée de l’horreur, mais au moins une sorte de prudence par rapport à l’humain. Et de voir que ça se produit encore…

C’est un temps très dur pour des gens qui ont été des militants de gauche. En tout cas, si on définit la gauche comme un mouvement porteur de l’espoir qu’on peut dialoguer pour améliorer le monde. Ça se passe en 2 étapes. La première est la meurtrissure de cette blessure d’un gouvernement d’extrême-droite en Israël, avec des gens comme Ben Gvir ou Smotrich, qui bafouent tout ce dont je pense avoir hérité comme morale du judaïsme. Voir Ben Gvir dans un gouvernement là où il y a eu des Shimon Peres là où il y a eu des Yitzhak Rabin et des gens que j’ai admirés de toutes mes forces, même s’ils n’étaient pas parfaits, c’est terrible. Le deuxième temps, c’est la réaction de gens qui, par définition, nous étaient très proches. Je ne parle pas seulement de LFI. Ça fait très longtemps que, pour moi LFI a à sa tête un bouffon qui a laissé tomber les valeurs de la gauche et qui court à la pêche aux voix par n’importe quel moyen. Ensuite, viennent d’autres associations, d’autres intellectuels. Je reste effarée que l’Unicef ne fasse pas une seule déclaration sur les enfants otages. Je reste effarée que des féministes ne considèrent pas que les viols commis le 7 octobre méritent qu’elles s’engagent. Je reste effarée par des positions de Didier Fassin, professeur au Collège de France qui, dans une tribune, inverse complétement les termes de ce qui se passe. Dans un article de plusieurs pages, il a une phrase et demie mentionnant “l’incursion meurtrière du Hamas qui a fait 1400 morts” et tout le reste est sur la nécessaire empathie envers les civils palestiniens et les enfants palestiniens. Une empathie que j’éprouve aussi, dont je pense qu’il faut l’éprouver. Mais que je mets fortement en doute:  je ne crois pas aux empathies et à l’humanisme unilatérales.  La troisieme étape, c’est celle qui retourne la situation et qui transforme les victimes en coupables. Non pas que politiquement il n’y ait pas discussion à avoir, mais le faire dès le lendemain en mettant en corrélation une politique et cette horreur, comme si l’une était la conséquence de l’autre, oui c’est un effondrement.

DA Est-ce que ce n’est pas aussi un échec intellectuel, celui de la recherche de la paix?

ADR Quand on milite assez longtemps pour la paix, il y a une chose qu’on apprend très vite, c’est qu’il faut des années et des années pour construire une relation de dialogue, ou pour essayer de simplement changer un peu un regard sur la situation. Des années. Et il suffit d’un événement qui dure deux heures pour tout mettre par terre. Ces tentatives de dialogue, ces essais de continuer à penser qu’il y a un autre en face et de continuer à penser qu’il y a une solution quelque part, sont extrêmement fragiles. Est-ce que ça veut dire que c’est un échec ? Non, je ne parlerais pas d’échec. Je parlerais d’une tristesse infinie. D’une fatigue aussi parce que les militants de ma génération sont là depuis 30 ans, 40 ans. Au milieu de tout ça, il y a l’espoir que de nouvelles générations reprennent le flambeau. Je pense à un mouvement comme Parler en Paix ou aux Guerrières de la paix. J’ai participé à une réunion où on a allumé des bougies pour les victimes civiles. Cela ne gomme rien ni surtout ne met rien en équivalence mais cela montre qu’on peut partager quelque chose. En Israël même, il y a déjà des voix qui se font entendre. Ces initiatives relèvent de “l’optimisme malgré tout”, alors que notre génération a cru un moment que on était presque sur le point d’y arriver. Oslo a été trahi; ça ne veut pas dire qu’il ne fallait pas tenter.

DA Nous sommes une génération après l’assassinat de Rabin et on doute que notre génération voie la paix. Le “malgré tout” n’est-il pas une naïveté ? 

ADR Pour moi, être de gauche ce n’est pas du tout appartenir à tel ou tel parti, c’est avoir cet espoir qui n’est pas naïf, ce n’est pas une sorte d’euphémisation de la situation. Avoir cet espoir “malgré tout”, c’est ne pas oublier qu’on peut avoir accès à l’autre. Il y a les raisons d’État mais il y a des dialogues possibles. Si on ne part pas de là, il n’y aurait absolument plus d’espoir. Il n’y a plus qu’à se retrancher dans la haine ou dans la peur. Et ça, moi, je ne peux pas m’y résigner.

Izio Rosenman Je ressens à la fois les choses telles qu’Anny les a dites Mais aussi un petit peu différemment . Je suis plus âgé qu’elle. J’ai vécu la Shoah, je suis un des plus jeunes survivants de la Shoah. J’ai vécu le massacre du 7 octobre de façon encore plus terrible qu’elle, je crois. La brutalité, la jouissance des assassins sont l’écho des images que j’ai vues de mes yeux. Cela va bien au-delà du politique. Ça sème un désespoir très profond. Ce désespoir est encore plus important quand on a consacré une grande partie de notre énergie à militer pour la paix, pour la reconnaissance de l’autre. J’avais écrit avec des amis de l’UEJF à la veille de la Guerre des six jours, un article dans Le Nouvel Observateur pour la reconnaissance d’un État palestinien – en 1967! Consacrer des dizaines d’années, toutes ses forces, pour voir que ce n’est qu’un château de cartes qui peut s’écrouler d’un coup sous l’effet de ce pogrom… Après ce massacre, on ne trouve personne qui survit avec des idées. J’étais incroyablement paralysé de voir que l’Autorité palestinienne a d’abord affirmé que le massacre était le fait des Israéliens. Ils ont retiré leur déclaration par la suite mais nous sommes au-delà de la folie. À la rigueur, je n’aurais pas été étonné que le Hamas dise ça, mais que l’Autorité palestinienne, qui est censée être le partenaire des Israéliens, l’affirme, donne quand même le sentiment qu’un monde d’espoir s’est écroulé. 

Il y a aussi le désespoir qu’au bout de cet investissement de dizaines d’années, on ne trouve pas des Palestiniens, des intellectuels arabes de taille qui disent non, qui disent que cette horreur a été commise par des gens qui prétendent parler au nom des Palestiniens mais qui ne font que détruire toute possibilité pour les Palestiniens d’avoir un État. Et de l’autre côté, Israël, qui a représenté pendant 100 ans l’espoir pour le peuple juif, Israël qui a fabriqué des kibboutzim, qui s’est présenté comme étant le futur de l’humanité, Israël a dérivé. Néanmoins, je crois qu’il faut se dire: ou bien tout le monde va dans la fosse commune (et on est au bord de ce trou), ou bien malgré cela, il faut essayer de construire quelque chose. C’est à partir de maintenant qu’on peut essayer de mobiliser. Nous, les Juifs, avons tendance à dire que le problème est juste de l’autre côté. Ce n’est pas vrai, il faut balayer devant sa propre porte aussi. 

Si on se limite juste au texte, on oublie forcément l’autre, c’est on revient tous à l’enseignement de Hillel. Pour construire ces ponts, il faut songer à se transformer soi-même. Pas uniquement parce que la blessure est venue de l’autre (du Hamas et des intellectuels arabes, du sentiment d’isolement que l’on a en France, du développement de l’antisémitisme en France, aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre) mais parce que pour gagner des forces, il faut nous transformer nous-mêmes, seuls. 

DA Le pogrom du 7 octobre n’a-t-il pas une fois de plus, remis en question la parole des témoins au moment même où on découvre des bourreaux qui n’ont pas cherché à cacher leur crime ? Ils n’ont pas fait sauter des crématoires mais filmé chacun de leur geste. Pourtant, on ne croit pas les témoins.

Izio Rosenman La post-modernité a complètement changé le statut de la vérité. Les nazis essayaient effectivement de cacher leur crime. Quand on l’a découvert, on a mis en place des tribunaux pour apporter des preuves, pour les juger. Je ne suis pas sûr que la parole des témoins, aujourd’hui, ait encore une certaine efficacité. Le monde, d’une certaine façon, s’est barbarisé après les crimes nazis. Il y a eu le Biafra, il y a eu le génocide khmer, et beaucoup de crimes de masse qui ne sont pas comparables à la Shoah car ils n’ont pas été perpétrés dans des pays industrialisés qui auraient pu, comme l’Allemagne, mettre toute leur puissance industrielle, toute leur industrie chimique au service de la criminalité. Et dans le même temps, le statut de la vérité a changé, on peut tout dire et on trouvera sûrement sur Instagram ou sur TikTok des gens qui vont reprendre ces paroles mensongères. La voix des témoins est dévalorisée par la multiplication et la mise en équivalence des sources d’information.

ADR Quand Izio dit que la parole du témoin est dévalorisée, je ne suis pas certaine que ce soit ce mécanisme qui est à l’œuvre. Nous sommes dans un monde comme coupé en deux. Et, quoi que puissent dire les Israéliens, une partie du monde ne les croira pas. En revanche, quoi que puisse dire le Hamas, (je pense à l’histoire de l’hôpital touché par des missiles palestiniens) on le croit. Dans ce refus de l’autre, dans le refus de l’Israélien, on lui refuse non seulement le droit d’exister, d’exister en tant qu’État, mais on refuse aussi sa parole, on refuse aussi les images qu’il envoie. Je ne vois pas ça comme une dévalorisation de la parole des témoins, parce qu’en France, il y a presque une sorte de sacralisation de la parole des derniers témoins de la Shoah. Mais en même temps, on voit un refus total d’entendre quand ce sont des témoins israéliens.

Ce que nous avons dit sur la politique israélienne, avant le 7 octobre, nous y croyons et cela reste valable. Pour autant, je ne suis pas sûre que cela ait sa place maintenant dans cet entretien. Nous l’avons dit et répété ailleurs… Ce n’est pas le lieu de faire une analyse politique globale.

IR Je n’ai pas la même réaction que toi. Ce qu’on évoque n’est pas uniquement politique et on ne peut pas parler d’une situation comme celle que nous vivons sans parler de politique. La continuation de l’occupation est un malheur qui détruit aussi Israël et tout espoir de paix, il faut le dire. Mais elle n’a pas conduit au massacre du Hamas.

ADR J’ai peur que si nous ne prenons pas beaucoup de de précautions dans nos discours, on ne puisse justement poser cette sorte de rapport: que la politique qui nous désole et que nous décrivons aboutisse à une impasse totale et à une remise en question de l’éthos juif. En aucun cas, cette politique n’a de lien avec ce massacre.

IR La critique que je fais de la politique, au-delà de la politique de l’Israël actuel, est à la mesure de l’attachement que j’ai pour ce pays. Sur un plan général, quand on t’explique que ce que tu vas dire va être utilisé par tes ennemis, c’est un argument infondé qui censure la pensée.

ADR J’ai été tellement choquée et vraiment blessée par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, établissaient un rapport entre une politique et le 7 octobre, que je préfère être claire. Le 7 octobre. est une irruption de la barbarie que rien n’explique ni ne justifie.

DA Après la Shoah, on a dit “plus jamais ça”. Aujourd’hui, on ajoute “plus jamais ça, c’est maintenant”. Vous parliez d’échos entre la Shoah et ce qui s’est passé le 7 octobre. Qu’est-ce qui résonne là ?

IR Ce sont des horreurs parce que toutes les limites sont dépassées. Il y a des situations où il y a quand même des limites dans les violences. Quelqu’un qui tire au fusil et qui tue une personne, il y a une certaine limite. Quelqu’un qui démembre une personne et qui en jouit, la limite est dépassée.

ADR Pendant la Shoah, des millions de morts n’ont pas eu de sépulture. Donner une sépulture, c’est peut-être le propre de l’humain. Or, l’attaque contre les corps, la barbarie, la violence, la jouissance du 7 octobre étaient accompagnées de cette volonté de ne rien laisser qu’on puisse enterrer. Il y a des corps qui ne seront sans doute jamais identifiés. Je voudrais évoquer une action, silencieuse, discrète mais qui, d’une certaine manière, vient contrebalancer cette déshumanisation. Depuis quelques années j’observe avec respect l’action d’une association de religieux juifs qui s’appelle Zaka. Déjà lors de la seconde intifada, ils allaient ramasser des débris de cadavres à côté des autobus où on avait mis des bombes. Leur travail est à la fois terrible et humain au sens le plus profond du terme : rassembler, réunir les corps morcelés pour pouvoir les enterrer dans leur intégrité. Ce sont eux qui sont rentrés dans les kibboutz détruits, ce sont eux qui se sont occupés des cadavres. Et ils ont fait le même travail avec les cadavres des terroristes du Hamas abattus sur place. Lors de cet évènement terrible, face à des forces innommables, il y a eu cette volonté têtue et immensément respectable de réunir, je dirais presque de réparer. Et j’étais heureuse que Zaka soit là, qu’il soit en Israël, qu’il incarne ce qu’il y a de plus respectable dans le religieux. Qu’il fasse ce travail en silence, sans déclarations politiques. Un travail d’humanité.

DA Et maintenant ?

ADR Maintenant on va vivre après. Vous savez, la question que vous posez est très profonde, parce que on essaye d’y répondre tout de suite avec des choses factuelles. Et puis au fur et à mesure que le temps passe, je ne sais pas ce que tu en penses toi, Izio, j’ai de plus en plus l’impression que maintenant on va vivre “après”. On va être ceux qui vivent après cette histoire.

IR Je ne sais pas. Dans l’Histoire, les événements comme ça, quelle que soit leur force dramatique, finissent par être intégrés dans le cours même de l’Histoire. Même les choses les plus terribles comme la Shoah ou Hiroshima. Sur le moment, on imagine que ce sont des ruptures dans l’histoire humaine. Et puis après ça rentre dans l’histoire humaine, ça rentre de façon terrible, mais ça rentre. Heureusement d’une certaine façon, parce que si c’était une rupture dans l’histoire humaine, d’un coup il n’y aurait plus rien, ça serait une sorte de destruction définitive. On a pensé ça de la Shoah, qu’il s’agissait de la destruction définitive de l’humanité. C’est un élément destructeur mais c’est aussi un élément initiateur d’autres destructions. Il y a eu des plus petites Shoah sans que l’humanité ne se soit beaucoup émue. Comme toujours, on croit que l’humanité tirera les leçons. Mais chacun sait que les peuples ne tirent pas les leçons de l’Histoire.

Il n’y a aucun sens à l’Histoire, heureusement d’une certaine façon, parce que ça serait encore plus terrible si on intégrait ce genre d’événement dans un sens dramatique de l’Histoire. Hitler pensait qu’il s’intégrait dans le sens l’Histoire. Staline de même. Heureusement qu’ils ne s’intégraient dans aucun sens.

Le sens de l’Histoire, c’était la naïveté des Lumières, suivie de la naïveté des progressistes qui croyaient qu’il y avait un sens de l’Histoire. Et il n’y a pas de sens de l’Histoire.

Et le fait qu’il n’y ait pas de sens de l’Histoire, je pense, ça laisse une possibilité de construction de l’Histoire. Malgré ce qui arrive, il y a une possibilité pour que le monde soit moins terrible que ce qui s’annonce. Walter Benyamin disait que la révolution, c’est le moment où on arrête la marche vers la catastrophe, ne serait-ce que pendant un certain temps.

ADR Ce qui reste est extrêmement modeste. Je pense par exemple à cette image très lumineuse de Vivian Silver [lire notre hommage]. Elle était venue en Israël pour dialoguer, pour se rendre utile. On la pensait otage, en fait elle a été massacrée. Sa mort est odieuse, terrible, mais cette image d’elle reste.

Les gens de ma génération, c’est-à-dire ceux qu’on appelle les baby boomers, ont été très privilégiés. Ils ont pu se payer le luxe des utopies. Mais une fois que tant d’espoirs ont été démentis par la réalité, je ne crois pas qu’il faille faire le constat qu’il ne reste plus rien. Moi j’entends déjà des voix qui essaient de reprendre dialogue pour l’avenir, d’imaginer autre chose. Je me souviens de cette analyse magnifique de Primo Levi qui, dans Si c’est un homme, raconte comment les hommes les plus brillants, les hommes les plus forts se sont écroulés au camp avec tout le reste. Qu’est ce qui est resté ? Des moments de bonté fugitifs et individuels qui aidaient à vivre, de rares possibilités de partage qui aidaient à se reconstruire, en attendant.

Je ne voudrais pas que cette conversation qui est très triste, très pessimiste – nous sommes tous sous le choc encore – se termine sur une sorte de clôture pour les générations suivantes. Il se passe par ailleurs, en Israël, suscitée par les évènements, une chose magnifique : au lendemain du désastre la société civile se relève, s’organise, s’entraide, donne le meilleur d’elle-même. Cet exemple aussi, il nous vient de là-bas.