Islam et judaïsme, des fondations communes

Si l’islam s’est beaucoup construit en référence et en relation au judaïsme, il n’en est pas moins vrai que le judaïsme rabbinique fut parfois très influencé par la pensée islamique. Aujourd’hui, pourtant, de part et d’autre, on tend à nier ou combattre ces influences réciproques.

Selon ses propres représentations, l’islam marque, dans le milieu qui l’a vu naître, une rupture radicale. Il vient se greffer avec succès dans la péninsule arabique dans un contexte que l’historiographie musulmane qualifie invariablement de Jâhiliyya — « l’ère de l’ignorance » — au sein de populations « sans foi, ni loi ». Ce tableau apologétique de l’histoire qui fait de l’islam un facteur de progrès civilisationnel est bien loin de ce que nous savons des sociétés pré-islamiques lorsque l’on se fonde sur des sources non-musulmanes et des données révélées par l’archéologie et la paléographie. En réalité, la péninsule arabe pré-islamique est un univers complexe et riche sur tous les plans – théologico-politique, spirituel et artistique – : s’y côtoient de manière peu ou prou pacifique différentes formes de polythéismes « régionaux » dont les panthéons diffèrent, le christianisme et le judaïsme qui représentent le monothéisme abrahamique. L’islam est né dans ce contexte et il n’en est évidemment pas resté vierge d’influences. Dans la mesure où le Coran lui-même s’inscrit explicitement dans la tradition monothéiste abrahamique dont il vient « confirmer » les livres révélés, il n’est pas étonnant d’y trouver des influences bibliques revisitées. Il convient à cet égard de signaler une littérature très ancienne dite « des isrâ’iliyyât » (littéralement « les choses israélites ») dont l’une des fonctions, la principale, était de compléter les informations coraniques souvent très lacunaires concernant les figures et les thèmes bibliques. Les sources principales de ces isrâ’iliyyât sont la Torah et les Évangiles, y compris certains textes apocryphes. Ainsi ces influences sont-elles introduites de manière parfaitement sereine dans la littérature religieuse musulmane. Mais il faut noter aussi qu’un dogme d’origine coranique dit du tahrîf veut que les livres révélés aux juifs et aux chrétiens aient été falsifiés par leurs destinataires respectifs de sorte que n’étant plus fiables, il est interdit de les consulter.

Radicalement monothéiste, le Coran cible tout d’abord sa critique sur le polythéisme mais le christianisme, qui se représente Jésus comme le fils de Dieu, n’est pas épargné par son indulgence théologique. Le judaïsme, d’une part, échappe à cette critique mais, d’autre part, sur le plan politique, c’est avec les tribus juives médinoises que la jeune communauté musulmane ayant émigré de La Mecque à Médine eut les rapports les plus étroits puisque trois tribus juives y vivaient. Ces rapports se sont très rapidement gravement dégradés en raison, selon la tradition historiographique musulmane, de « trahisons », de « collusions avec les ennemis de l’islam » dont les juifs médinois se seraient rendus coupables. Ainsi les tribus juives furent-elles soit contraintes à l’exil, soit, plus radicalement, exterminées.
Au cours de l’histoire, les juifs vivant en terre d’islam « jouirent », avec les chrétiens, d’un statut juridique particulier appelé dhimma faisant d’eux des citoyens de seconde zone tout en profitant de la protection des autorités musulmanes. Cela n’empêcha pas certaines communautés juives de prospérer, trop parfois selon certains légistes musulmans. Il n’était pas rare de voir des personnalités juives occuper des fonctions politiques importantes à la cour et les médecins des puissants étaient souvent juifs.

LE KARAÏSME, UN JUDÉO-ISLAM

Une certaine mixité existait également dans les cercles intellectuels de sorte qu’un autre genre d’influence se développa, dans le sens de l’islam vers le judaïsme cette fois. Le judaïsme rabbinique, lui-même parfois influencé par l’islam – le cas de Maïmonide par exemple –, fut un temps sérieusement ébranlé, voire menacé, par une forme nouvelle de judaïsme, le karaïsme, que l’on peut franchement qualifier de « judéo- islam ». Le karaïsme, outre qu’il ne reconnaissait pas au Talmud le statut privilégié qu’il avait auprès des juifs rabbiniques, a développé une théologie profondément influencée par la théologie musulmane. C’est le mu’tazisme, soit le courant théologique islamique le plus « rationaliste », qui eu la plus grande influence chez les karaïtes. En tant que mouvement « de masse », le karaïsme fit long feu même si, aujourd’hui encore, existent de très petites communautés karaïtes en Israël, où ils prient dans leurs propres synagogues, et en Europe centrale.
L’heure contemporaine n’est résolument pas à une approche sereinement scientifique de la question des relations et des influences mutuelles entre le judaïsme et l’islam pour des raisons politiques évidentes, ni d’une part, ni de l’autre. Lorsqu’une influence juive est reconnue en islam, elle est soit niée, soit combattue. Certains savants musulmans contemporains, par exemple, militent contre la circoncision des garçons musulmans parce qu’ils y voient une influence du judaïsme. Au sein du judaïsme contemporain, on parle volontiers des « valeurs judéo-chrétiennes » – très rares –, jamais des « valeurs judéo-islamiques » alors que celles-ci sont beaucoup plus nombreuses. En réalité, le conflit israélo-palestinien voile complètement les affinités réelles et profondes qui existent entre le judaïsme et l’islam, la plus importante étant que, se fondant sur des fondations communes, ils se sont l’un et l’autre développés comme des religions « de la Loi » où le devoir-faire importe plus que le devoir-croire, à l’inverse du christianisme, religion « de la foi » qui, au contraire, est un anomisme.

  • Brigitte Sion

À chacun son Autre

Dans leur monumentale Histoire des relations entre juifs et musulmans publiée en 2013 chez Albin Michel, Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb consacrent le sixième chapitre aux « Regards sur l’autre » dans la littérature et le cinéma du XXe et XXIe siècles. Cinq articles scientifiques et trois profils d’écrivains permettent de brosser un panorama de la représentation du juif et/ou de l’Israélien, de l’Arabe, du musulman ou spécifiquement du Palestinien dans la production artistique de l’autre.

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