Je ne reconnais plus personne

© Gideon Rubin, Untitled (Class Photo I) 150 x 200 cm, huile sur toile, 2015

Ce matin, mon feed Instagram est partagé en deux catégories. D’un côté, des gens en costumes de zombies, sorcières et autres citrouilles qui se murgent la tronche. De l’autre, des étoiles de David taguées au pochoir sur des immeubles parisiens. D’un côté, il y a ceux qui vivent, qui peuvent. De l’autre, ceux dont la vie s’est arrêtée il y a trois semaines. Moi, je ne peux plus. Plus dormir. Plus travailler. Plus penser à rien d’autre. 

Je reçois des coups de fils d’amis à qui je n’avais pas parlé depuis des années. L’un d’eux me dit qu’il étudie les options pour émigrer avec sa famille. Pourquoi pas le Costa Rica? Il paraît qu’on y vit bien. En sommes-nous vraiment là? Hier, ma sœur m’a dit qu’elle pleurait en pensant à nos grands-parents. Je lui ai répondu qu’ils seraient moins surpris que nous. Ils avaient vu la chose dans les yeux. Ils savaient. Moi qui me suis demandé toute ma vie comment ils avaient pu vivre ce qu’ils ont vécu, maintenant je commence à comprendre.

En trois semaines, mon monde s’est effondré. Je ne reconnais plus personne. Ça me rappelle le mariage pour tous, quand j’observais les passants avec un air suspicieux, quand je restais bloqué devant la boulangère qui me tendait une baguette, me demandant subitement: “A-t-elle manifesté hier? Fait-elle partie de ces nuées de gens bleus et roses qui me détestent?” Aujourd’hui, ce n’est ni la boulangère, ni le boucher, ni le postier, ce sont mes amis. 

Il y a les aveugles, bien sûr, mais comment leur en vouloir. Ces Juifs et ces Arabes qui se bagarrent depuis des décennies, ce n’est pas leur histoire. Ceux-là me gênent moins que les borgnes:  ceux qui postaient des photos de leur œufs Benedict pendant que ça massacrait du Juif le 7 octobre, et ont soudain retrouvé une conscience politique dans les décombres de Gaza. Ceux qui appellent au cessez-le-feu et ont déjà oublié les otages. Ceux que des foules en liesse célébrant des pogroms choquent moins que des interdictions de manifester, comme si on ne pouvait pas s’indigner contre les deux.

Et puis, il y a les équilibristes : ceux qui likent mes posts et témoignent l’étendue de leur soutien à coup d’émojis aux yeux mouillés, puis postent dans la minute qui suit des stories affichant fièrement les éléments de langage des propagandistes du Hamas. “Israël = État nazi”, “Génocide en cours”, “Ce n’est pas une riposte, c’est un nettoyage ethnique”. Je relis leurs messages de soutien. Ces gens pensent que je pleure des nazis, que je soutiens un génocide, et ils sont… ok avec ça ? Dois-je être touché par la puissance d’une amitié qui les conduit à ignorer ma monstruosité, ou terrifié par leur inconsistance morale ? 

Parfois, ça commence bien. Une image de Frantz Fanon qui appelle à lutter contre l’antisémitisme. Mais qui cache, quelques slides plus loin, un appel à en finir avec Israël, “État fasciste, colonialiste, militariste et génocidaire”. J’ai envie de répondre. Une fois qu’on en aura “fini” avec Israël, où prévois-tu de mettre les 7 millions de Juifs qui y vivent? À la mer, comme en rêve le Hamas?  T’imagines-tu qu’on les laissera s’intégrer dans la Palestine “décolonisée” ou parmi les États arabes du coin? Se pourrait-il, tout simplement, que tu n’aies aucune idée de ce que tu racontes? Et puis je me ravise. A-t-elle lu le post en entier ou juste le premier slide? “Un Noir qui défend les Juifs, ça au moins c’est irréprochable.” Elle clique. Elle lutte contre l’antisémitisme. Les gens lisent-ils ce qu’ils repostent? Savent-ils qui ils repostent? 

Après tout, c’est juste Instagram. Les gens s’intéressent au Proche-Orient entre l’ouverture de la saison de la raclette et la publication du livre de Britney Spears. Comment les blancs pourraient-ils comprendre que ce qui se joue entre là-bas et ici, c’est nos vies? Comment leur faire comprendre ce qui nous arrive, à nous, les Juifs de France? Soudain orphelins d’une gauche avec qui nous avons crié ensemble contre Netanyahu, avant de réaliser que nous appelions à en finir avec un gouvernement, tandis qu’eux appelaient à en finir avec Israël, dont ils ont fait, fallacieusement, le dernier rempart du colonialisme. Étrangers à une droite dont nous ne partageons pas les valeurs, et dont nous savons bien qu’elle ne nous soutient que lorsque ça lui donne l’occasion de taper sur les Arabes. 

Perdus dans ce no man’s land, que nous reste-t-il? Passer nos journées à expliquer que nous ne sommes pas des étrangers en Israël, pour tenter de convaincre des gens qui ne connaissent rien à l’histoire de la région, n’ont aucune idée de ce qu’est un Juif, et n’ont jamais mis les pieds là-bas? Leur prouver en leur envoyant des dizaines d’articles, des centaines de vidéo, en débattant jusqu’à en devenir fou, en se faisant croire que ça sert à quelque chose, qu’on en convaincra un, juste un, un jour, peut-être? Ou alors nous replier sur nous-mêmes, entre Juifs, comme nos ancêtres dans leurs ghettos, leurs shtetls, leurs juderias? Devenir des Juifs communautaristes. Tout ce que nous n’avons jamais souhaité être. 

On me dit que je psychote. Que tout ça va se tasser. Qu’il faut que je fasse attention à ma santé mentale. Ce n’est pas à ma santé mentale que je pense en ce moment, mais à mon intégrité physique. Hier soir, en entendant des explosions dans la rue, mon cœur a fait un bond en avant. Je me suis préparé à courir. Des feux d’artifices, rien de plus. Une demi-heure plus tard, ça battait encore furieusement dans ma poitrine. Ça va se tasser, peut-être. Mais s’il y a une chose que j’ai apprise de mon père, de ma mère, de mes grands-parents et de notre histoire, c’est que lorsqu’on commence à peindre des étoiles de David sur des maisons, ça finit rarement bien.