Parasha Lekh Lekha – La nuit n’est jamais complète

© Andi Arnovitz, « I can »t stop »

La semaine dernière, un de mes amis est reparti en Israël, après quelques jours passés à Paris. À l’aéroport, un homme attendait, assis à côté de lui, un vol pour l’Algérie. Voyant que mon ami s’apprêtait à embarquer dans l’avion pour Tel-Aviv, il s’adressa à lui pour lui dire tout son soutien. Pour lui dire que, face à l’absolue barbarie, il était aux côtés d’Israël, qu’il considérait comme une grande démocratie. 

Quand mon ami m’a raconté ça, je me suis mise à pleurer. Je ne sais pas si cet homme mesurait à quel point ses mots comptaient. À quel point ces mots, pour nous, sont vitaux, en cette période où l’on se sent si seuls, si vulnérables face aux millions qui, partout dans le monde, nous hurlent leur haine. À quel point, dans cette obscurité dans laquelle nous sommes plongés, nous avons désespérément besoin d’un peu de lumière.

La parasha que nous lirons cette semaine dans les synagogues du monde entier, Lekh Lekha, nous parle justement de lumière dans l’obscurité.
Elle démarre dans un contexte de souffrance et de deuil qui n’est pas sans rappeler celui que nous vivons aujourd’hui. Abraham, alors Abram, a perdu son frère Haran, brûlé vif, selon une légende rabbinique, par le fanatique et totalitaire roi Nimrod. Après la mort de Haran, Tera’h, son père, décide de partir. Il prend avec lui la famille qui lui reste, notamment Abram, et tous ensemble, ils se mettent en route pour un ailleurs porteur d’espoir : la terre de Canaan.

Oui mais voilà : Terah ne va pas au bout du voyage. Il s’arrête en cours de route, dans un lieu dont le nom évoque étrangement celui de son fils mort : pas exactement Haran הרן, mais Haran חרן, avec un het-ח au lieu du hei-ה, het-ח dont la rugosité, peut-être, cherche à nous faire entendre la douleur du père qui a perdu son fils.

C’est comme si le texte nous indiquait que Terah, en s’arrêtant à Haran, n’avait pas pu dépasser son traumatisme, qu’il était resté bloqué dans sa souffrance, dans une impossibilité d’aller plus loin. Comme s’il avait refusé de continuer à vivre après la mort de son enfant. Le het-ח semble nous dire que la mort de Haran, littéralement, lui est restée en travers de la gorge. Il finit par mourir lui-même, dans ce lieu qui porte le nom de son deuil.

C’est à ce moment-là du récit que la parasha Lekh Lekha commence. Abram a perdu son frère, puis son père. De sa mère, on ne sait rien. Abram est donc visiblement orphelin. Et sa femme, Sarai, est stérile. Autrement dit, toute perspective de vie semble impossible, tous les horizons semblent bouchés, la situation, désespérée.

C’est alors que l’Éternel se révèle à Abram et lui intime de partir, de quitter la maison de son père pour se mettre de nouveau en chemin. Alors qu’Abram est plongé, on peut l’imaginer, dans la plus grande obscurité, une voix lui fait entendre qu’une lumière existe encore ailleurs. Alors qu’Abram se sent peut-être maudit, une voix lui fait entendre qu’il sera béni.

Abram a alors 75 ans, précisément comme l’État d’Israël aujourd’hui. 75 ans, cela peut paraître vieux, pour un homme comme pour un pays. On peut se dire qu’à cet âge-là, rien de nouveau ne peut surgir, que tout espoir est condamné. Que face tant de souffrance, il ne reste rien d’autre à faire que pleurer.

Mais Abram nous montre le contraire. À 75 ans, malgré le deuil, malgré la douleur, il parvient à entendre une voix lui chuchoter que tout n’est pas fini. Qu’il lui reste encore des choses à construire, des moments à vivre, une vie nouvelle à faire surgir. Que, pour reprendre les mots de Paul Éluard : 
La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin,
une fenêtre ouverte,
une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille,
désir à combler,
faim à satisfaire,
un cœur généreux,
une main tendue,
une main ouverte,
des yeux attentifs,
une vie : la vie à se partager.

Plus loin dans le récit, il est justement question de partage : le partage de la terre entre Abram et son neveu, Lot. Alors que leurs bergers respectifs se disputent le terrain, Abram dit à Lot ces mots qui, cette semaine, m’ont bouleversée :
« Qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, mes bergers et les tiens : car nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? »

« Tout le pays n’est-il pas devant toi ? » N’y a-t-il pas suffisamment de place pour tout le monde, que nos ennemis veuillent nous annihiler ? Dans la bouche d’Abraham, la fraternité rend la perspective de la coexistence d’une simplicité désarmante. « Si tu prends le nord, j’irai au sud ; si c’est le sud, j’irai au nord. » Tout paraît si facile quand les hommes se considèrent les uns les autres comme des frères.

Cette fraternité semble aujourd’hui bien loin, alors que nous voyons des torrents de haine se déverser dans les rues comme sur les réseaux sociaux. Alors que notre deuil est si grand, notre souffrance si déchirante, notre solitude si lourde à porter.

Alors, en ces temps où la nuit nous paraît plus que jamais complète, essayons de rester à l’écoute des voix qui nous invitent à ne pas désespérer. Ces voix existent. Elles ne sont pas les plus fortes, mais elles existent. Comme des lucioles qui éclairent les ténèbres de leur faible lueur, elles peuvent nous permettre de continuer à voir les fenêtres ouvertes, et pas seulement les portes fermées. Les yeux attentifs, et pas seulement ceux qui se détournent.

Ces voix nous porteront pour que nous puissions continuer, nous, à faire triompher la vie, la vie à se partager. Am Yisrael Haï. Nous vivrons.

© Andi Arnovitz, « I can »t stop »
Durant les six années qu’ont duré les services militaires de ses deux fils, l’artiste Andi Arnovitz a cousu, chaque jour, la prière pour Tsahal.