“J’irai chercher Kafka”: une histoire de manuscrits et de fidélité

Léa Veinstein, J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire, Flammarion, 2024, 21€

Lire l’entretien de Fanny Arama avec Léa Veinstein

Dans J’irai chercher Kafka, Léa Veinstein, spécialiste de l’œuvre du romancier et nouvelliste pragois, nous entraîne dans une aventure picaresque sur les traces des manuscrits de Franz Kafka entre Prague et Israël. Quand il meurt en 1924 de la tuberculose au sanatorium de Kierling, son ami et confident Max Brod trouve chez Kafka deux billets, l’un écrit à l’encre, l’autre au crayon à papier, chacun exigeant sans ambiguïté que toute son œuvre soit détruite par le feu. À partir de ces bouts de papiers errants, Léa Veinstein pose l’insondable question de l’appartenance des textes: à qui appartient la décision de tout sauver, ou de tout brûler? Si Max Brod trahit cette volonté de destruction, n’est-il pas paradoxalement fidèle à cette chose insaisissable qui n’appartiendra jamais à aucun lieu, à aucune origine, à aucune bibliothèque, aussi soigneuse soit-elle, et surtout à aucun être ou groupe humain – à savoir, la littérature? 

En 1939, quand les troupes allemandes envahissent Prague, Max Brod et sa femme Ilse quittent la ville dans la peur et la précipitation, emportant dans leurs valises l’ensemble des manuscrits de Kafka: “Les bouts de papier en vrac dans cette valise en cuir traversent la mer Noire, rejoignent la Méditerranée en longeant la Grèce et la Crète, font escale à Alexandrie et arrivent à Tel Aviv”. Après sa mort en 1968, les manuscrits reviennent à la compagne de Brod, Esther Hoffe et à sa fille Eva, qui les gardent jalousement dans leur étrange appartement de la rue Spinoza, “cachés, emprisonnés, mis en danger, la suite nous le dira”. Parce que quelque chose de sa vie est profondément attaché à ces manuscrits et à leur parcours vagabond et imprévisible, parce que la figure de Franz Kafka a d’abord été une charade intérieure avant que son œuvre ne devienne pour elle un objet de recherche théorique, Léa Veinstein parvient subtilement à mêler le récit biographique à l’enquête littéraire, l’écriture de l’intime à la réflexion théorique sur les origines et les effets de la littérature. Pour cela, l’écrivaine joue le jeu des spectres; vieux papiers, appartements fantômes, journaux intimes, correspondances, amis et femmes aimées disparus: elle fait feu de tout bois pour tenter de discerner la destination la plus juste possible de ces manuscrits. Doivent-ils reposer à la Bibliothèque nationale de Jérusalem, où Kafka n’a jamais mis les pieds? En Allemagne, puisqu’il écrivait en langue allemande et vénérait Goethe? Dans le giron de leurs héritières légales, Esther et Eva Hoffe qu’avait désigné Max Brod à sa mort?

J’irai chercher Kafka: ce titre à l’accent téméraire fait surgir des profondeurs de cette enquête un désir obscur, que l’on cherche encore à éclaircir une fois le volume achevé. Celui de l’identité juive sans cesse perdue et sans cesse questionnée, qui repose dans les échos des voix d’antan et dans les manuscrits qui les ont abritées tout autant que dans les lieux qui les ont accueillis, comme les manuscrits de la mer Morte, dits de Qumrân, que Léa Veinstein entr’aperçoit lors son enquête à Jérusalem: “Quelque part entre l’archéologie et le sacré, ces rouleaux de temps sont là. Que je le veuille ou non, ils font sans doute partie de mon histoire, mon histoire de manuscrits, de terrier, d’excavation et de vérification, mon histoire en rouleaux”. Au-delà de l’enquête littéraire, ce récit nous donne à lire le vacillement permanent d’une sensibilité rencontrant le destin tragique du grand écrivain. Interroger les promesses, tenir dans sa main des fragments de manuscrits tels des hosties rédemptrices, aller au-delà de l’inconnu à la rencontre de personnages cocasses et attachants: voici quelques défis engagés dans ce récit aussi jovial qu’instructif.

Lire l’entretien de Fanny Arama avec Léa Veinstein