La dialectique de la vague et du bateau

Il y a quelques années, alors que j’habitais à Jérusalem, je fis la connaissance d’une vieille dame qui tenait un coq au bout d’un très long fil de laine bleu. C’est le coq qui décidait du parcours de ses promenades. Un jour, elle me demanda de l’accompagner.
Le coq commença sa marche. Très sûr de lui, il tirait sur le fil bleu comme un chien heureux de se dégourdir les jambes. Nous le suivîmes et nous arrivâmes dans le quartier de Méa Shéarim.

Au numéro 100 de la rue Méa Shéarim, le coq s’arrêta devant un grand portique, celui de la yéshiva des hassidé Braslav. Il monta le grand escalier qui conduisait à la salle d’étude et, sans bouger, il resta planté devant l’entrée. Nous le suivîmes et nous nous assîmes sur un banc en bois qui se trouvait là, juste à l’entrée de la salle d’étude. C’était l’heure de la leçon.

C’était l’histoire d’un voyage. Celui que Rabbi Nahman de Braslav entreprit pour rejoindre le pays d’Israël en 1798. Un voyage plein de péripéties qui dura deux ans. Le maître exposa tous les détails du voyage, le sens philosophique et mystique de chaque geste de Rabbi Nahman, l’importance du voyage en général et du voyage en bateau en particulier. Et il souligna que toute l’œuvre de Rabbi Nahman pouvait se lire comme un long commentaire des deux pages et demi du début du cinquième chapitre du traité talmudique Baba Batra (73a, 73b et 74a) où il est question de la vente d’un bateau. Et il commença à chanter la Mishna dans cette mélopée si caractéristique de l’étude talmudique.
Hamokhèr èt hasefinamakhar

Mais me direz-vous, dit le maître, en quoi un texte sur le droit commercial concernant un bateau est-il important? Il l’est, poursuivit le maître, dans la page que nous étudions, par le commentaire que propose la Guemara. Non pas de longs développements juridiques mais un ensemble de quinze histoires, dans lesquelles le protagoniste principal, Rabba Bar Bar Hanna, nous conduit au cœur d’aventures si extraordinaires que Rabbi Nahman a cherché à en percer le mystère.

« Rabba Bar Bar Hanna dit : “Des navigateurs m’ont raconté que l’on reconnaît la vague qui cherche à faire sombrer un bateau à la frange de lumière blanche de sa crête. Si l’on frappe la vague avec une rame où l’on a gravé éhyé ashèr éhyé, yah yhvh tsevaot, amen amen séla, la vague retombe (et le bateau est sauf.)” »
« Rabba Bar Bar Hanna raconte encore : “Une fois, comme nous voyagions en bateau, nous rencontrâmes un poisson dont le dos était couvert de sable ; des roseaux y poussaient. Pensant que c’était une île, nous y débarquâmes ; nous nous fîmes cuire de quoi manger; lorsque le poisson sentit la chaleur sur son dos, il se retourna ; si le bateau n’avait pas été proche nous nous serions noyés”. »

Les étudiants écoutaient avec une attention quasi religieuse. Je pense qu’aucun d’eux n’identifia cette histoire qui apparaît de façon quasi identique dans Les mille et une nuits ouvrant le cycle des péripéties maritimes de Sindbad le marin.

« Dans le cours de notre navigation, dit Sindbad, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’île trembla tout à coup, et nous donna une rude secousse… »
À ces mots, Shéhérazade s’arrêta, parce que le jour commençait à paraître. Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante :
Sire, Sindbad poursuivant son histoire: « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau. Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre ; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île… »

Parmi les étudiants, il y avait des auditeurs libres, touristes de passage ou curieux de cette pensée si jubilatoire et innovatrice dont ils avaient entendu parler à l’autre bout du monde par la rumeur des anges.
Je remarquai un homme avec un chapeau de feutre marron qui prenait des notes et faisait plein de petits dessins sur un carnet d’esquisses : un bateau, l’île, le dos de la baleine, une tempête avec d’immenses vagues, des oies grasses dans le désert, une grenouille grosse comme plusieurs habitations, un corbeau à la cime d’un arbre, un pont sur lequel danse un démon qui jongle avec des verres sans en renverser le contenu, une caravane qui traverse le désert, un plongeur en eau profonde à la recherche d’un trésor… et je crus même reconnaître Pinocchio !

La leçon dura deux bonnes heures pendant lesquelles le coq et la vieille femme ne bougèrent pas et ne montrèrent aucun signe de fatigue ni d’impatience. Le maître expliqua ce qu’il appelait la dialectique de la vague et du bateau. Il expliqua pourquoi les bateaux de cette époque portaient tous une tête d’oie sculptée à la poupe. Comment les marins étaient sujets à des insolations suivies de délires et de rêveries dans lesquels ils avaient des hallucinations où souvent les oies, les tempêtes, les vagues et les démons, en étaient les invités principaux.

Je regardais l’assemblée des étudiants et quelle ne fut pas ma surprise d’en reconnaître quelques uns. Il y avait Kafka, Steiner, Meschonnic, Rosset, Arasse, Jankélévitch, Barthes, Blanchot, Lévinas, Borges, Cervantes, Mann, Chouchani, Langer, Laporte, De Luca, Pierre Kaufmann, Juarroz, Rilke, Lacan, Heidegger, Spinoza, Gordin, Bachelard, Derrida, Pessoa, Kundera, Zweig, Rosenzweig, Jabès, Ricœur, Chouraqui, Manitou, Freud, Atlan, Moses, Benjamin, Duchamp, Celan, Buber, Mallarmé, Quignard, Néher, Novarina, le Maharal de Prague, Scholem, Lévi-Strauss, et étonnamment quelques femmes perdues dans cette assemblée particulièrement masculine : Éliane Amado Valensi, Ruth Reichelberg, Hélène Cixous, Nehama Leibowitz, Catherine Chalier, Sarah Kofman, et Julia Kristeva, Milena Jesenská, Dora Diamant… À côté de moi, Kafka dit: « On dirait une bibliographie d’un livre de Ouaknin ! ». Catherine Chalier sourit et Buber dit à Nehama Leibowitz, en montrant l’homme au chapeau marron: « T’as vu, c’est Garouste ! ». Nehama fit un petit signe d’amitié en direction de l’homme au chapeau qui le lui rendit.

Le maître continuait sa leçon.
Il parlait de la notion d’invisible si chère à Rabbi Nahman. Il développa en de nombreuses intertextualités une réflexion sur l’éthique de la parole tenue, il parla de Tiqoun, il approfondit les lois ayant trait au respect de la vie privée, et, au grand plaisir de son auditoire, convoqua de nombreuses valeurs numériques pour étayer sa démonstration. Je ne retins que trois nombres sur lesquels il revint souvent : 543, 540 et 277. « Voilà ce qui constitue le hotam betokh hotam, le secret dans le secret conclut-il, à vous de le découvrir ! »

L’homme au chapeau marron semblait ému et heureux. Il referma son cahier à dessin, et c’est à ce moment précis que le coq sortit de sa torpeur et entra lentement dans la salle d’étude.
Il avait redressé la tête et avançait avec la noblesse d’un prince. Les premiers étudiants qui l’aperçurent eurent un mouvement de surprise et firent des gestes de la main pour le chasser vers la porte. Un immense brouhaha, mélange de cris et de rire fut suivi d’un étonnant silence. Les étudiants, les plus âgés comme les plus jeunes, s’étaient figés.
Le coq avançait, imperturbable, insensible aux marques hostiles qu’on lui prodiguait. Il était arrivé au milieu de la grande salle d’étude et se dirigeait en traçant une diagonale à l’opposé gauche de l’entrée. Là où se trouvait une chaise étrange en bois sculpté, avec un grand dossier et un coussin de velours rouge. Différentes figures d’animaux étaient sculptées dans le bois. Un lion, un cerf, des oiseaux…
Le coq s’arrêta au pied de la chaise.
Toute la maison d’étude devint un grand souffle retenu. Une seule question traversait tous les esprits. Allait-il oser? Allait-il profaner cet objet quasi sacré? La chaise de Rabbi Nahman! Cette chaise que lui avait offerte un ébéniste de ses disciples. Chaise du témoignage de la présence du Rabbi par-delà sa mort et par-delà sa non-mort !

Le coq sauta sur la chaise sans aucune hésitation. Le souffle retenu se transforma en un grand « Oh ! » collectif.
Il avait osé !
Pauvre coq. Il allait sans doute subir les conséquences de son geste sacrilège et devenir bouillon du Rabbin et de ses disciples pour le shabbat suivant. Mais personne n’avait bougé. Ils étaient tous comme hypnotisés… Le coq redressa la tête et sa crête. Il regarda chacun avec une expression qu’on aurait pu prendre pour un sourire, il se redressa encore un peu plus, battit des ailes et alors il y eut le cri !
Un cri de coq qui venait des profondeurs, déchirant et sublime, un cri qui disait toute la souffrance du monde et qui en même temps faisait résonner l’espoir de la délivrance.

Un cri aux couleurs de la Rédemption…
Quatre notes bien claires !
Un cocorico d’outre-ciel, qui se poursuivit par un silence plus intense que celui qu’avait précédé le cri. Le coq ne bougea plus de sa place, leva une patte et ferma les paupières. Le maître qui avait donné la leçon, fut le premier à reprendre ses esprits. « C’est le signe ! », dit-il.

Comme une vague déferlante, la parole du maître se propagea dans l’assemblée. « C’est le signe », « C’est le signe », chacun répétant l’expression dans un cri sourd, chuchoté comme une formule magique.
Je me tournai alors vers la vieille femme pour lui demander de quel signe il s’agissait, mais devant l’expression d’extase et de félicité que je lus sur son visage, ma question se figea sur mes lèvres.
Le coq commença à danser d’une patte sur l’autre, mettant en évidence le fil de couleur bleu azur accroché à sa patte. Tous les yeux fixèrent d’abord la patte de l’animal et toutes les têtes, dans un mouvement commun, se tournèrent pour voir où conduisait le fil.
Plusieurs centaines d’yeux découvrirent une femme âgée, petite et vêtue comme une clocharde, flanquée d’un jeune homme en short et sandales qui, de toute évidence, ne faisait pas partie des hassidim fréquentant la maison d’étude.
Emporté par le mouvement, je regardai aussi la femme.

Ni petite, ni vieille, ni clocharde, elle était auréolée d’une majesté étonnante.
Le coq dansait toujours…
Les étudiants de la maison d’étude formèrent une haie d’honneur. C’était comme si le miracle de la traversée de la mer Rouge se reproduisait, avec « les eaux à la droite » et « les eaux à la gauche ».

La femme avança alors lentement entre les hassidim, et en rembobinant le fil autour de sa main ridée, arriva jusqu’à la chaise. Le coq sauta sur sa tête, et la reine couronnée fit demi-tour pour rejoindre la porte au-dessus de laquelle étaient tagués deux mots : Gae Zum! Elle descendit les escaliers et l’homme au chapeau marron…