La résistance dans l’analyse

Obstacle à l’émancipation?

© Shai Dror – Photo : Daniel Hanoch
Courtesy of Rosenfeld Gallery, Tel Aviv – rg.co.il

La Bible décrit, au moment de la sortie d’Égypte, deux réactions opposées chez les Hébreux : à l’euphorie de la libération de l’esclavage vient succéder la peur de mourir dans le désert, et le regret d’avoir quitté une terre rétrospectivement vue comme accueillante. Les Hébreux se rebellent contre Moïse et lui reprochent alors de les avoir arrachés à ce foyer où ils étaient esclaves mais protégés. Si les philosophes ont depuis longtemps réfléchi à cette tentation humaine de la servitude volontaire, dans une approche psychanalytique, on peut faire un lien entre cet épisode biblique qui se conclut par la scène du veau d’or, et le mouvement psychique qui surgit dans le courant de toute analyse et que Freud a nommé résistance – résistance au traitement et au changement qu’il implique. Freud énumère différents types de résistance, des résistances conscientes et d’autres, plus difficiles à traiter, qui sont inconscientes.

La résistance, c’est paradoxalement le signe que tout est normal, que la cure avance comme il faut. Car si l’analyse travaille à partir de la régression du patient, qui revit des motions psychiques infantiles afin de pouvoir mettre au jour et ainsi résoudre des conflits inconscients parce que refoulés ou déniés, alors elle se heurtera nécessairement aux mêmes obstacles qui ont conduit à les refouler ou les dénier en premier lieu. Si l’on prend l’exemple très actuel du trauma, face à un événement traumatique, l’enfant ne peut que se scinder en deux et écarter l’idée de sa souffrance qui est insupportable. C’est un mécanisme qui lui permet de survivre. Dès lors, si pour cet enfant devenu adulte, aller mieux et s’émanciper de ses symptômes suppose de se confronter au trauma dénié, on peut imaginer qu’il ne s’y résolve pas si facilement, tant qu’il n’a pas vérifié que ce qu’il risque, ce n’est pas justement la mort qu’il était parvenu à éviter.

Dans le fond, les Hébreux n’ont pas tout à fait tort de s’interroger quant à savoir si le chemin vers la liberté vaut de mourir dans le désert. Si, abstraitement, on serait tenté de valoriser la liberté plutôt que l’esclavage, la question de ce qu’implique cette supposée liberté ne peut que se poser concrètement pour chacun. Derrière la question posée par les Hébreux, il y a aussi l’enjeu de la confiance : peuvent-ils faire confiance à ce Dieu invisible pour les protéger au cours de leur long périple hors d’Égypte ? Le chemin vers la liberté n’est pas le même pour un enfant qui naît dans un cadre symbolique stable, qui a à s’émanciper de sa famille tout en sachant que les règles du social sont solides, qu’il peut compter sur elles, et pour un enfant qui n’a aucune idée de ce que l’avenir lui réserve. Le contemporain est le lieu de l’incertitude et de l’instabilité, ce qui explique la difficulté souvent rencontrée à l’adolescence ou à l’entrée dans la vie active, où le grand saut dans une vie pour soi terrifie.

Dans ce cadre, le psychanalyste fait office de personne de confiance, de socle, pour que le saut ne soit pas dans le vide d’un abysse sans fond. La résistance, c’est le moment où le patient qui pressent que son rapport à la réalité est en train de se modifier questionne ce socle, demandant : comment je sais que vous n’allez pas me laisser tomber ? que vous allez tenir le coup ? Si je reste dans ma névrose, au plus près de mes angoisses, je ne risque rien ; ce que vous me demandez là, d’abandonner ce que je connais, de me questionner avec vous sur ce que je désire, c’est trop risqué. Parce qu’en premier lieu, je ne sais pas si ce que je désire sera possible dans la réalité. Et, si ça l’était, comment supporter d’y avoir renoncé jusque-là ? Enfin, comment faire pour ne pas haïr ceux qui m’en ont éloigné, mes parents, ma famille ?

Un patient me dit à propos d’un souvenir douloureux : je ne veux pas en parler, c’est du passé, je ne peux rien y faire et puis je risquerais d’en vouloir à mes parents. Je lui dis : oui, peut-être, mais rappelez-vous pourquoi vous êtes venu me voir. Ces angoisses qui vous saisissent sans raison apparente au tomber de la nuit, elles ne viennent pas de nulle part. Ces colères sans nom, elles ont forcément une origine dans votre histoire.

Au-delà de ce que je peux dire au patient, comment lui montrer qu’il peut me faire confiance et que s’il accepte de me suivre dans cette entreprise, il n’en ressortira pas détruit mais construit, pas mort mais vivant d’une nouvelle façon, une façon certes pas idéale mais réelle, qui intègre le bon et le mauvais, la joie et la peine, l’amour et la haine, et les tisse ensemble ? L’analyste apporte des preuves quand, comme le dit Winnicott, il survit à l’agressivité du patient dans la relation (dans le transfert) et que son cadre tient le coup malgré les agirs du patient, se révélant ainsi stable et fiable (tel le vase brisé par une patiente de Winnicott qu’il remplaça dès le lendemain). Mais dans le fond, y a-t-il une preuve qui soit suffisante ?

Moïse demande à Dieu comment convaincre les Hébreux de le suivre dans le désert, mais au lieu de lui donner des preuves de sa protection, Dieu répond en lui adressant la formule énigmatique Eyeh asher eyeh אהיה אשר אהיה que Lacan traduit par « Je suis ce que je suis », en faisant la marque du point d’origine du symbolique. Autrement dit, Dieu n’est pas un personnage qui aurait telle ou telle caractéristique spécifique, Dieu est le nom donné au point fixe extérieur sur lequel il faut bien pouvoir s’appuyer, c’est un enjeu qui n’est pas que religieux mais qui est logique, structurel. La résistance au changement psychique, la résistance au processus d’émancipation, c’est aussi le moment de doute légitime devant la prise de risque et la confiance à accorder à un autre (peut-être surtout quand les autres du passé ont justement déçu cette confiance qu’on n’avait pu, comme tout enfant, que leur accorder). La résistance, pour que la cure fonctionne, ne doit pas devenir rigidité, empêchement, mais se muer, avec l’aide de l’analyste (dont Lacan va jusqu’à dire qu’en dernière instance, c’est lui qui résiste) en force du désir, un désir qui, par structure, n’est pas complétude mais chemin vers, avec la part d’inconnu et de risque que suppose tout chemin.

Un patient se met à éprouver de la colère envers ses proches, il me dit : est-ce que c’est l’effet de la cure ? Je ne veux pas de cette colère, moi qui suis habituellement quelqu’un de si agréable à vivre pour mon entourage. Je lui demande alors : quel est le prix que vous payez pour le confort de votre entourage ? Tant que les blessures du passé sont déniées dans leurs effets (de tristesse, de colère), tant que les personnages de l’enfance sont blanchis de tout soupçon, la seule interprétation possible pour la souffrance actuelle du sujet, c’est sa propre culpabilité. Je souffre par ma faute, je n’ai aucune raison de continuer à déprimer, à boire, à angoisser, etc. Ainsi se répète le déni initial, empêchant de faire sens du symptôme et ainsi d’en diminuer l’effet d’attraction.

La cure, par le travail sur l’histoire du sujet et l’appui sur l’analyste qui met au travail les résistances inconscientes, peut permettre de passer de la formule du déni : je souffre par ma seule faute, à celle de la reconnaissance du trauma : je souffre aussi parce que je n’ai pas été entendu par l’autre, parce que l’autre m’a blessé et c’est cette blessure impensée qui se manifeste dans mes symptômes. Tant que la violence de l’esclavage est (dé)niée, comment s’en extraire ? Si l’Égypte est vue comme un paradis perdu dont sont gommées toutes les souffrances, comment supporter la difficile traversée du désert ? Même dans les situations ordinaires, tout enfant a été marqué par les actions de ses parents et de sa famille, en bien et en mal, et peut-être que renoncer à une loyauté absolue aux figures du passé et ainsi à l’idéalisation de son histoire est la seule façon de pouvoir en écrire une suite. Paradoxalement, c’est en reconnaissant d’abord l’action réelle de l’autre du passé que le sujet pourra, en s’appuyant sur un autre tel que l’analyste, accéder à sa propre responsabilité et prendre en main sa vie, une vie marquée par d’autres, parfois abîmée par d’autres, mais une vie quand même sienne et pour laquelle il vaudra le coup de prendre le risque du courage.

© Shirley Wegner, Greenscreen (CMYK), 2023, Archival Pigmented Inkjet print, 120×133 cm
Courtesy of Rosenfeld Gallery, Tel Aviv – rg.co.il
  • Antoine Strobel-Dahan

Va dehors et apprends

צא ולמד – La Fable de la marmotte et du chamois
Tsé ulmad, « sors et apprends », va dehors, observe, tais-toi, regarde autour de toi, ouvre les yeux, les oreilles et les sens, amasse de l’information et du savoir, apprends, apprends, apprends. Arrête de savoir, cesse d’être sûr, laisse là tes certitudes, oublie ce que tu crois connaître, sors, va dehors, apprends.

Si la haggada de Pessah choisit cette expression, « sors et apprends » צא ולמד, pour introduire le récit de l’exode, c’est que transmettre ou s’accouder sur son héritage ne suffit pas. Encore faut-il être capable de sortir pour apprendre.
Nous vivons une époque merveilleuse où sortir peut même se faire de chez soi, pour peu qu’on le veuille, une époque de chamois, curieux, rusés et téméraires.
Mais nous vivons aussi et en même temps une époque de marmottes hibernantes dont toute l’activité se réduit au confort et à la sécurité du monde clos, une époque de survie où s’éteint presque toute volonté, surtout celle de penser hors de soi.
Alors laissez-moi vous raconter la fable de la marmotte et du chamois.

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