L’abattage rituel en question

À l’heure où des groupes de pression mettent en cause l’abattage rituel en Europe, il serait sage de réunir producteurs, défenseurs des animaux, juristes et autorités religieuses et vétérinaires pour envisager les moyens de respecter au mieux l’animal destiné à la consommation.

L’abattage rituel, c’est-à-dire juif et musulman, fait actuellement l’objet d’une forte contestation en France ; des associations de protection des animaux ont même récemment mené des campagnes d’affichage, pour dénoncer l’extension dans les abattoirs de cette pratique jugée cruelle. En effet, selon ces pratiques, l’animal est égorgé quand il est encore vivant et conscient, ce qui soulève l’indignation. La réglementation européenne impose depuis 1974 aux abattoirs, l’étourdissement des animaux avant leur abattage.

Plus de juifs que par le passé consomment de la viande «casher»

Mais, à la demande de la France, des dérogations furent très tôt accordées pour respecter les rites religieux des juifs et des musulmans. Or, diverses enquêtes semblent indiquer qu’en France, un nombre croissant d’ovins et de bovins sont abattus sans être étourdis, en partie en raison d’une demande commerciale croissante, notamment concernant la consommation musulmane. Il n’en est pas moins vrai que plus de juifs que par le passé consomment désormais de la viande casher. Les associations qui ne veulent pas aller jusqu’à faire interdire l’abattage rituel, exigent pour le moins que le consommateur soit averti par étiquetage que l’animal a été tué ou non sans étourdissement, ce qui revient à dire qu’il serait signifié que l’animal a été abattu rituellement.

Discrimination et stigmatisation
L’abattage rituel n’est pas seulement un métier de boucher. C’est aussi un rite ancestral très codifié, auquel se rattache toute une tradition d’interprétation. Prendre un positionnement avisé exige une grande érudition sur le plan juridique. Il va sans dire qu’il faut également une information de première main sur le plan des études vétérinaires (notamment l’évaluation de la souffrance animale et la connaissance des techniques d’étourdissement mises en œuvre). Idéalement, il conviendrait d’interpeller un collège de différents spécialistes engagés dans leur discipline. La prise en compte de la souffrance animale est une cause noble. Encore faut-il mener ce combat avec bon sens, mesure et discernement. Si l’on veut faire progresser le bien-être de l’animal, il vaut mieux, autant que possible, offrir aux responsables religieux l’occasion de puiser dans leurs propres ressources pour réfléchir à des solutions plutôt que d’utiliser des mesures coercitives. D’autant que le judaïsme, comme d’ailleurs l’islam, considère que l’élimination ou la réduction de la souffrance animale est un devoir sacré. Ajoutons qu’il serait difficile de ne pas voir dans le projet d’étiquetage (et a fortiori dans tout projet qui contraindrait à procéder à l’étourdissement ou à la mort de l’animal avant saignée) une stigmatisation ou une discrimination des deux communautés.

J’avancerais à cela deux arguments : l’un éthique et l’autre économique. Le premier est que se focaliser sur le mode de mise à mort de l’animal comme constituant le grand problème de la maltraitance envers les animaux est, dans le meilleur des cas, naïf et, dans le pire, hypocrite et pernicieux. C’est en effet ignorer ou minimiser tout ce qui se passe en amont, dans les conditions de l’élevage intensif de l’industrie moderne, qui n’ont fait que s’aggraver au fil du temps. À titre d’exemple, le Rapport d’expertise sur la douleur animale chez les animaux d’élevage, publié en 2009, écrit :
« Les éleveurs cherchent à rentabiliser les surfaces disponibles. Ceci peut conduire à obliger les animaux à coexister sur de faibles surfaces. (…) Les conditions de logement, peuvent dans certains cas favoriser la survenue de problèmes sources de douleur, comme par exemple les troubles locomoteurs (…) ou les infections intra-mammaires (…). L’alimentation des animaux conduite dans les systèmes intensifs favorise parfois une ingestion importante qui peut se traduire par des troubles digestifs potentiellement douloureux. (…) Pour résoudre des problèmes en partie liés aux contraintes de la production concernée, les éleveurs ont mis en place des pratiques qui peuvent être douloureuses (…). La castration des mâles de porcins, bovins et volailles n’est pas liée à l’intensification de l’élevage mais vise d’abord à obtenir des viandes ayant les caractéristiques recherchées par les consommateurs. »
On pourrait ajouter à cela de nombreux autres mauvais traitements, dus à la contention des animaux, les conditions de leur transport aux abattoirs et le stress aigu auxquels ils sont soumis, dans certains abattoirs, avant leur mise à mort. C’est d’ailleurs l’ensemble de la chaîne alimentaire qui doit être soumise progressivement à des critères éthiques plus civilisés. Pour l’heure, désigner par l’étiquetage les communautés responsables de la souffrance animale serait faire preuve d’une moralité à géométrie variable. C’est l’arbre qui cache la forêt ! Si l’on veut étiqueter équitablement, il faudrait se doter d’une codification et d’une cotation éthiques pour l’ensemble du processus d’élevage, selon une évaluation professionnelle de vétérinaires indépendants.

Le second argument est économique. L’étiquetage du mode d’abattage entraînerait inévitablement une très forte augmentation des prix de la viande casher et hallal, au risque même de ruiner sa production. En effet, parce que la viande d’un bon nombre d’animaux abattus rituellement est finalement mise sur le marché général, son boycott aurait pour implication immédiate d’augmenter considérablement les coûts de production de la viande casher et donc son prix. De facto, il y aurait là encore une forme de discrimination et de stigmatisation.

Plutôt que d’utiliser une mesure punitive et sélective et, disons-le clairement, injuste, c’est sur l’amélioration effective et globale de la condition animale qu’il faut se pencher, éduquer et finalement légiférer, avec une concertation la plus large possible. Il faut veiller à ce que le public ait une visibilité complète et globale de la situation car, en définitive, l’information du public, par des médias libres, autant que possible, de toute contrainte, est une clef pour le progrès en la matière.

Que peut-il être fait, sur un plan religieux, pour améliorer les conditions d’abattage des animaux ?

Plus proche de notre sujet, il convient de mentionner une résolution du mouvement conservative américain, votée en 2000 à l’unanimité, approuvant un responsum rabbinique des rabbins Elliot N. Dorff et Joel Roth, dans lequel ils stipulent que la procédure d’enchaînement et de suspension des animaux par les pattes arrière en vue de leur abattage était une pratique violant l’interdit du tsaar baalé hayim, et qu’elle devait en conséquence être strictement prohibée. Il faut également mentionner qu’à la suite d’une enquête de l’hebdomadaire juif américain Forward dénonçant les conditions indécentes d’abattage dans un abattoir de l’Iowa, Agriprocessors, produisant de la viande casher, le mouvement conservative s’est doté d’un système de contrôle éthique et de certification sous le label Hekhsher Tsedek ou Magen Tsedek, qui ne se contente pas de s’enquérir des conditions d’abattage, mais également des conditions sanitaires des animaux et du personnel, des conditions d’emploi décentes et légales, et même des mesures prises pour la préservation de l’environnement.

La question se pose de savoir si des progrès peuvent être actuellement accomplis dans les méthodes d’abattage, qui pourraient minimiser davantage la souffrance animale, sans enfreindre le réquisit de la saignée à vif. Or, si le droit juif stipule que l’animal doit être vivant et en excellente santé au moment de l’abattage, il n’exige pas que l’animal soit en pleine conscience. La seule difficulté technique est de s’assurer que l’étourdissement qui pourrait être pratiqué ne tue, ni même n’altère, de manière significative, la pleine santé de l’animal, avant sa mise à mort. Que peut-on en dire dans l’état actuel des pratiques ?

La possibilité d’étourdir l’animal avant abattage a été étudiée par de grandes figures rabbiniques dont le rabbin Yehiel Weinberg. Les réticences et préoccupations évoquées, hormis les atavismes et la peur d’introduire le moindre changement dans une loi ancestrale, concernent en premier le risque que l’étourdissement ne tue l’animal, ou n’altère son état au point que l’on puisse douter qu’il soit encore vivant. La crainte ensuite est que l’étourdissement ne dissimule la fébrilité de l’animal avant son abattage ; et enfin, que l’étourdissement entrave la bonne effusion du sang lors de l’égorgement, de sorte que celui-ci finit par être en bonne part absorbé par les chairs. Mais la position qui ressort clairement de l’analyse de Weinberg est qu’il n’exclut pas de principe l’étourdissement de l’animal avant abattage. Les craintes exprimées peuvent être levées dans la majorité des cas, si certaines précautions et vérifications sont opérées systématiquement. Dans le pire des cas, subsisteraient certains doutes qui, selon lui, ne justifieraient pas l’interdiction catégorique d’étourdissement. Il a toutefois préféré se ranger à la décision des rabbins qui, majoritairement, se sont opposés à toute modification de la pratique.

Le rabbin Mayer Rabinovitch, pour sa part, dans son responsum rabbinique de 2001, considère qu’une amélioration décisive de la condition animale au moment de l’abattage pourrait être obtenue si l’on procédait à l’étourdissement de l’animal par électronarcose, ou par l’utilisation d’une tige perforante, sans que ne se produise aucun des effets délétères redoutés, au contraire. À condition, pour écarter tout doute, que ce procédé soit utilisé dans les secondes qui suivent l’égorgement, ce qui annule de nombreux arguments invoqués à l’encontre de l’étourdissement avant l’abattage (risque de causer la mort de l’animal, non visibilité de son état de santé, entrave à la saignée).

L’intérêt de cette méthode d’étourdissement post-abattage est qu’il prévient tout risque d’agonie prolongée, comme cela peut parfois incidemment se produire, selon l’expertise vétérinaire citée ci-dessus. Il appartient aux rabbins de reconsidérer tous ces paramètres, et d’apporter une solution pratique répondant à tous les réquisits, à savoir que l’animal abattu soit sain, que se produise une évacuation maximale du sang oxygéné et que l’on minimise autant que faire se peut la détresse animale.

Pour en savoir plus :
• « Douleurs animales – Conclusions et besoins prioritaires de recherche » – version 3 – 15/03/2010, in Rapport d’expertise sur la douleur animale chez les animaux d’élevage, réalisé à la demande des ministères en charge de l’Agriculture et de la Recherche
• Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux, Éditions de l’Olivier, 2011
• Richard H. Schwartz, Judaism and Vegetarianism, Ed. Lantern Books, 2001
• Rabbin Samuel H. Dresner, The Jewish Dietary Laws, Their Meaning for Our Time. New York, Burning Bush Press, 1959
• Moshe Levinger, «Shechita», in The Light Of The Year 2000, published by Maskil L. David, Jerusalem 1995
• David Golinkin, «The Kashrut of Veal Raised on Factory Farms», in Responsa in a Moment, Jerusalem, 2000