Le crime impardoNnable

La Shoah constitue un événement historique incomparable qui a également bouleversé l’idée de justice. Mais elle intéresse aussi au plus haut point la philosophie qui, elle-même, permet d’éclairer le bouleversement du droit et de l’Histoire. Entretien avec la philosophe Sophie Nordmann.

1944, Birkenau, une femme âgée accompagne de jeunes enfants juifs vers les chambres à gaz. (Yad Vashem, L’album d’Auschwitz)

En quoi la Shoah intéresse-t-elle la philosophie ?
La Shoah est un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité : pour la première fois, on a cherché à détruire une partie de l’humanité, à éradiquer les Juifs de la surface de la Terre, non pour ce qu’ils auraient fait ou pensé mais simplement parce qu’ils étaient. Les Juifs, rappelle Vladimir Jankélévitch, « étaient persécutés parce que c’était eux, et non en point en raison de leurs opinions ou de leur foi : c’est l’existence elle-même qui leur était refusée; on ne leur reprochait pas de professer ceci ou cela, on leur reprochait d’être » (L’imprescriptible, p. 22). En plus de l’aspect génocidaire et de la souffrance atroce, il y a cette dimension ontologique : les nazis ont rappelé les juifs à « l’irrémissibilité de leur être juif », suivant l’expression d’Emmanuel Levinas. En cela, la Shoah marque une rupture dans l’histoire de l’humanité. Comme l’écrit Maurice Blanchot, l’holocauste est « événement absolu de l’histoire, historiquement daté, cette toute-brûlure où toute l’histoire s’est embrasée, où le mouvement du Sens s’est abîmé […] » (L’écriture du désastre, p. 80). Cet événement place la philosophie face au vertige, à la sidération d’un monde où tout est à repenser, et dans lequel les catégories classiques sur lesquelles la philosophie s’est construite et a pensé l’humanité se trouvent totalement bouleversées.

Le fait que ce soit les Juifs qui aient été la cible de cette fureur exterminatrice et ce, au moment même où leur intégration aux sociétés européennes était bien engagée, soulève aussi un questionnement philosophique. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela nous dit de l’« être juif » ? L’œuvre de Levinas est traversée par cette question. Et qu’est-ce que cela nous dit de la place des Juifs dans la modernité occidentale ? C’est cette question que posent, par exemple, les philosophes Jean-François Lyotard (Heidegger et « les juifs », 1990) et Jean-Claude Milner (Les penchants criminels de l’Europe démocratique, 2003), dans des essais très polémiques.

LA PHILOSOPHIE FACE AU VERTIGE, À LA SIDÉRATION

Ajoutons, enfin, que les tragédies du XXe siècle, dont la Shoah, marquent le paroxysme, mettent un cran d’arrêt à une histoire que la philosophie pensait, depuis deux siècles, en termes de continuité et de progrès. La grande leçon du siècle passé, c’est qu’une forme de rationalité peut aussi être au principe d’une radicale inhumanité. Il y a en effet une certaine rationalité dans l’idéologie nazie et dans la planification extrêmement organisée de la déportation et de l’extermination. On n’est pas dans le libre-cours irrationnel et désordonné des pulsions. Si le nazisme a été un pur déchaînement de violence, il est loin de n’être que cela. En ce sens, il y a bien, comme l’affirme très tôt Levinas, une « philosophie de l’hitlérisme » (Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, 1934). De manière plus générale, il y a une certaine rationalité dans ce phénomène propre au XXe siècle qu’est le totalitarisme (sur ce point, voir notamment Hannah Arendt, Origines du totalitarisme, et particulièrement le troisième volume intitulé “Le système totalitaire”). Après Auschwitz, il ne suffit plus de déclarer que la raison fait notre humanité, car la raison, ou du moins une certaine forme de rationalité, peut accompagner la pire barbarie. Cela aussi place la philosophie face à un abîme, et oblige à repenser très profondément la rationalité humaine. Le philosophe Theodor Adorno a consacré des réflexions importantes à ces questions.

Qu’est-ce que le « devoir de mémoire » vu par la philosophie et quelles peuvent être ses limites ?
Le « devoir de mémoire » se fonde à la fois sur la distinction de la mémoire et de l’histoire, et sur l’opposition classique de la mémoire et de l’oubli. Devoir de mémoire envers les victimes disparues : mémoire tournée, en quelque sorte, vers le passé. Devoir envers les rescapés, les témoins vivants : mémoire tournée vers le présent. Devoir envers la société tout entière : mémoire tournée vers l’avenir pour que plus jamais de tels événements ne se reproduisent. Ces dimensions du devoir de mémoire sont extrêmement importantes, mais la réflexion sur le devoir de mémoire ne peut pas, ne doit pas s’arrêter là. Car dans l’exercice même du devoir de mémoire, il peut y avoir certains dangers. Celui, d’abord, d’un usage illégitime, ou d’une instrumentalisation de la mémoire à des fins politiques, qu’il faut sans cesse dénoncer. Mais également celui d’un renversement de la vigilance en aveuglement lorsque, obnubilés par le passé, nous ne voyons plus le présent. Le philosophe Alain Finkielkraut met ainsi en garde, dans plusieurs de ses essais* , contre le danger d’une mémoire qui, toute à sa vigilance, voit à tout bout de champ le passé se répéter, et est aveugle à la singularité du présent. Peut-on saisir, par exemple, la spécificité des formes actuelles d’antisémitisme si on les comprend comme un retour de l’antisémitisme des années 1930 ? Un tel placage du passé sur le présent nous aveugle au lieu de nous éclairer. Si l’on veut exercer le devoir de mémoire à bon escient, il faut être conscient de ce paradoxe d’un souci de vigilance qui peut se retourner en aveuglement. Cela exige la plus grande précaution. On tient peut-être là le maître mot du devoir de mémoire : il doit s’exercer avec précaution, avec prévention, avec prudence au sens qu’Aristote donnait à ce terme (phronesis).

Ces questions sont d’autant plus importantes que nous sommes à un moment charnière : les témoins, les survivants, disparaissent et sont de moins en moins nombreux. Elie Wiesel nous a quittés, tout récemment Aaron Appelfeld est, lui aussi, « entré dans son dernier silence » suivant la belle expression de Valérie Zenatti. La mémoire prend, du coup, une dimension nouvelle : elle nous incombe, à nous seuls, nous qui n’avons pas connu la Shoah. Cela rend l’injonction du devoir de mémoire, de la mémoire comme devoir, plus forte encore : comment faire pour maintenir la mémoire d’un événement dont nous ne sommes pas les contemporains ? Sur ce point, la tradition juive, qui place en son cœur la remémoration (zekher) comme actualisation du passé dans le présent, nous est d’un recours précieux. L’illustration la plus connue est sans doute celle qui veut que, pendant le séder de Pessah, chacun doive considérer que c’est lui qui est sorti d’Égypte : « En chaque génération, un homme est tenu de se montrer comme s’il avait lui-même quitté maintenant l’assujettissement en Égypte », écrit Maïmonide. Cette dimension de remémoration, que l’on retrouve dans le devoir de mémoire, nous invite à réfléchir aux rapports de la mémoire et de l’histoire : le devoir de mémoire n’est pas seulement le souci de ne pas laisser tomber l’événement dans l’oubli, c’est aussi celui de ne pas le rejeter dans un passé révolu. L’histoire, c’est l’inscription du passé comme passé, la mémoire, c’est la réactualisation du passé dans le présent. Le devoir de mémoire est donc aussi un refus d’inscrire la Shoah dans l’historicité du pur passé, ce qui n’empêche pas, bien entendu, de reconnaître et de saluer l’importance extrême du travail des historiens, dont la mémoire se nourrit. Sur ce point, je voudrais mentionner l’incontournable essai de Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2000).

La presque totalité des crimes, en justice, bénéficient d’un délai de prescription, c’est-à-dire un temps au-delà duquel leur auteur ne peut plus être poursuivi en justice. Concernant les crimes de la Shoah, le philosophe Vladimir Jankélévitch a développé l’idée d’imprescribilité. De quoi s’agit-il et pourquoi la shoah appelle-t-elle cette exception de justice ?
Dans les années soixante, au moment au moment où les crimes nazis allaient être couverts par la prescription, le philosophe Vladimir Jankélévitch a en effet pris des positions fortes allant dans le sens d’une imprescriptibilité. Son refus d’une prescription des crimes nazis repose sur de nombreux arguments : les critères juridiques habituellement applicables en matière de prescription sont inopérants face à ces crimes; « oublier ce crime gigantesque contre l’humanité », qui vise l’être même de l’homme en tant qu’homme, « serait un nouveau crime contre le genre humain » (L’imprescriptible, « Pardonner ? », p. 25); aucune punition proportionnée ne peut être trouvée à ces crimes, qui sont donc inexpiables, etc. Je ne peux pas restituer ici toute l’argumentation développée par Jankélévitch, mais je voudrais insister sur un aspect central : ses positions sur l’imprescriptibilité des crimes nazis sont étroitement liées à sa réflexion philosophique sur le pardon. S’il prend soin de distinguer le registre juridique de la prescription de celui du pardon, qui nous place sur le terrain de la morale, les deux sont néanmoins liés : les crimes nazis sont imprescriptibles parce qu’ils sont impardonnables. Les prescrire reviendrait, d’une certaine manière, à admettre qu’ils doivent être pardonnés : « Vingt ans sont, paraît-il, suffisants pour que l’impardonnable devienne miraculeusement pardonnable : de plein droit et du jour au lendemain l’inoubliable est oublié. Un crime qui était inexpiable jusqu’en mai 1965 cesse donc subitement de l’être à partir de juin : comme par enchantement… », écrit Jankélévitch en ouverture de l’article « Pardonner ? ».

On pourrait dire, en jouant sur le double sens de « prescrire », que prescrire ces crimes revient à prescrire leur pardon. Or, le pardon ne peut pas se prescrire ni se commander. Car qu’est-ce que le pardon véritable ? Ce n’est ni l’oubli, ni l’excuse, affirme Jankélévitch. Les résultats de l’excuse et de l’oubli sont les mêmes que celui du pardon, à savoir l’effacement de la faute ou du crime commis. Pourtant, oublier ou excuser, ce n’est pas pardonner. C’est même tout l’inverse. Car quand quelque chose est oublié, il n’a plus à être pardonné : le pardon véritable suppose que la plaie soit encore vive, que la page n’ait pas été tournée. De même, lorsqu’un acte est justifié et excusé, il n’a plus à être pardonné : le pardon véritable suppose que l’acte commis soit inexcusable et injustifiable. Ainsi seuls l’inoubliable et l’inexcusable peuvent être objets de pardon. En d’autres termes, il n’y a de véritable pardon que… de l’impardonnable. Voilà le paradoxe du pardon ! L’impardonnable est la condition de possibilité du pardon. Dès lors, le pardon ne peut être que totalement « gratuit » : le commander ou le prescrire reviendrait à en ruiner la possibilité même. Si l’on veut donner une chance, un jour, à un véritable pardon, il faut donc revendiquer de l’impardonnable. Et par conséquent de l’imprescriptible, puisque l’imprescriptible est la traduction juridique de l’impardonnable moral. Nous sommes là au cœur de l’argumentation de Jankélévitch et je voudrais, pour conclure, renvoyer les lecteurs à la magistrale interprétation qu’en donne le philosophe Jacques Derrida dans Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible (Galilée, 2012).

* Notamment La mémoire vaine (1989), ou Au nom de l’autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient (2003).
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