LE POUVOIR DES FEMMES BIBLIQUES

Abby Stein est une jeune femme rabbin américaine. Élevée dans un milieu hassid en tant que garçon, elle change de genre et de nom il y a un an. Elle est la première femme et la première transgenre à avoir été ordonnée rabbin par une institution ultraorthodoxe. Elle explore la féminité d’héroïnes bibliques mal connues aux pouvoirs immenses.

Lorsque j’ai été certaine, il y a deux ans, que ma transition de genre allait se produire et faire de moi une femme, je me suis interrogée sur le nom que j’allais désormais porter. Dans ma famille, nous sommes nommés, selon l’usage ashkénaze, avec les prénoms de nos grands-parents. Ayant huit sœurs, il ne me restait guère de choix. J’ai choisi Chava, un nom qui, en plus d’être celui de l’Ève biblique, la première femme, est aussi le nom de mon arrière-arrière-arrière-grand-mère (la Rebbetzin Chava Golda Twersky, épouse du Grand rabbin David Twersky de Skver).

J’ai utilisé ce nom pendant quelque temps, sur la toile ou dans des groupes de soutien, mais quelque chose me déplaisait. Il ne semblait pas véritablement m’appartenir. J’ai cherché un nom auquel je m’identifierais davantage. C’est ainsi qu’est née Abby. Ce nom sonnait juste, me ressemblait et je suis rapidement tombée amoureuse des origines bibliques du nom Avigail. Dans le livre de Samuel, Avigail est l’une des nombreuses héroïnes méconnues, l’une des épouses de David.

À mon sens, Avigail est l’incarnation de la féminité et du pouvoir. Mieux, elle montre comment la féminité n’empêche personne d’être pur, saint et puissant de quelque façon que ce soit, et comment elle nous permet d’être meilleures, d’éprouver une fierté toute féminine.

Dans le Talmud, Avigail compte parmi les quatre plus belles femmes au monde et est l’une des sept prophétesses (Méguilla 14-15). Aux yeux des rabbins, la beauté et la prophétie n’ont rien de contradictoire, au contraire : elles vont souvent de pair. Dans l’enseignement dispensé en yeshiva, il est dit que deux récits talmudiques ne se retrouvent pas côte à côte par hasard. Leur confrontation est riche d’enseignements. Ici, c’est comme si les rabbins avaient voulu nous enseigner que la beauté d’Avigail et la prophétie étaient intimement liées.

Pour autant, au cours de mes dix-huit années d’éducation juive intensive, les occurrences textuelles de ce nom se comptaient sur les doigts d’une main – en y incluant ma lecture personnelle des Livres des Prophètes! On pourrait s’éterniser sur les raisons de ce silence… Ce n’est qu’un triste exemple du mépris avec lequel ont été traités les riches enseignements féministes de notre tradition pendant de nombreuses années. Dans la communauté hassidique au sein de laquelle j’ai grandi, l’idée d’une discussion de fond sur les femmes sous quelque forme que ce soit, appartient à ce vaste ensemble culturel appelé S’past Nisht – que l’on pourrait traduire par « ce n’est pas ce qui se fait », autrement dit ces choses dont on ne parle tout simplement pas, ou que l’on ne fait pas. Le simple fait de mentionner le nom d’une femme pouvait – dans certains cas – être considéré comme impur. Alors en parler ? Les dessiner? Hashem Yerakhem! « À Dieu ne plaise ».

De mon côté, toutefois, je suis fascinée par les héroïnes féminines cachées de la Bible, depuis longtemps déjà, et plus encore aujourd’hui, alors que je porte fièrement le nom de l’une d’elles. Mais rien n’est aussi éclairant qu’une analyse attentive des œuvres de Michal Baratz Koren. On y voit Dalila (en couverture de ce numéro), la femme puissante qui se cache derrière le pouvoir légendaire de Samson. On y voit aussi la Reine de Saba, figure midrashique légendaire, héroïne d’un récit qui magnifie le pouvoir des femmes. On y voit encore Batsheva, la femme dont la féminité a menacé le royaume du roi éternel d’Israël, David, coépouse d’Avigail.

Dans le récit biblique, ces trois femmes sont pourvues d’une féminité qui change le cours de l’histoire. Dalila instrumentalise le désir de Samson à son égard pour le duper, tout en lui apportant son soutien. La Reine de Saba, qui met en cause et éprouve le Roi Salomon, comme les récits de leur romance, ont conduit les rabbins à douter de sa royauté (Baba Batra 15b), mal à l’aise qu’ils étaient de voir une reine, une femme, défier le roi dont la Bible exalte l’intelligence incomparable.

Batsheva, quant à elle, incarne une relation qui débute dans la faute, du fait de sa grande beauté, et s’achève par la naissance du roi bâtisseur du Temple, Salomon. Batsheva est ainsi appelée « mère du royaume », en ce qu’elle est l’origine de la famille royale et à ce titre, de jure, mère du Messie. Une fois encore, les rabbins s’accommodent mal de cette idée de « faute » et déploient des trésors d’ingéniosité pour donner tort à quiconque affirmerait que le Roi David a fauté avec Batsheva. (Shabbat 56a).

La première chose qui attire mon regard, à la vue de ces œuvres, c’est la féminité ostensible, presque archétypale de nos héroïnes. Toutes ont une attitude, une gestuelle éminemment féminines. Batsheva, qui apprécie manifestement ses privilèges royaux, a le regard sensuel et un sein exposé. Dalila tient à la main des ciseaux et s’apprête à commettre un acte de puissance absolue – déposséder Samson sa force. Son regard est empreint de miséricorde, alors même qu’elle commet un acte de trahison ultime. La Reine de Saba, l’une des figures féminines les plus puissantes de la Bible, qui se rend à Jérusalem pour faire la démonstration de son pouvoir, est ici portée, soutenue, presque faible. Voici trois femmes puissantes présentées en position de vulnérabilité sociale alors même que ces peintures parlent de puissance féminine dans la Bible.

Je lis dans ce travail de Michal Baratz Koren un message fort : ces héroïnes méconnues n’étaient en rien des femmes masculinisées, qui auraient dû renoncer à leur féminité pour parvenir à leurs fins. Elles doivent plutôt leurs succès à leur propre pouvoir, la capacité à être pleinement ce qu’elles veulent être, malgré les contradictions apparentes de ce choix. En tant que femme transsexuelle, j’y trouve une source d’inspiration et un message puissant. Aucune des parts qui nous composent ne contredit l’autre ; nous ne sommes réellement nous-mêmes que lorsque nous le sommes intégralement.

TROIS QUESTIONS à l’artiste

Sarah Rozenblum Vous représentez des femmes parfois reléguées aux marges du récit biblique. Vous dites préférer Déborah, Bathseva, Delilah à Sarah, Rachel ou Leah. Vos photographies révèlent leurs hésitations et leurs vulnérabilités. La Torah s’attarde peu sur leur complexité psychologique. Votre art relaye-t-il un message féministe ?

Michal Barate Koren Dans le cadre de ce projet, j’ai décidé de ne pas formuler de message explicitement féministe, (que je définis comme un mouvement politique et social). Il s’agissait plutôt de mettre en valeur des femmes négligées par la Tradition, qui incarnent à mes yeux une forme subtile de pouvoir. Présenter simplement mes sujets permet de montrer leur potentiel émancipateur, qui va bien au-delà des canons de la féminité. J’ai tenté de restituer leur complexité à partir de sources lacunaires ; d’en saisir l’essence entre des lignes éparses et les descriptions superficielles que nous livre le texte. Il m’importait de les mettre en scène sans subir l’influence de la Bible ni m’en remettre à un médiateur textuel, qui reflète souvent le point de vue d’un auteur masculin.

SR Vous enviez l’art chrétien, qui ménage une large place aux représentations de Dieu. Vous affectionnez les maîtres de la Renaissance. En quoi cela vous inspire-t-il ?

MBK Mon attrait pour l’art de la Renaissance est avant tout formel. J’aime la manière dont les peintres de la Renaissance représentent les scènes bibliques. Le contenu de leurs toiles m’intéresse peu. Leur maîtrise des jeux de lumière, leurs compositions picturales sont d’une fluidité et d’une complexité fascinantes.

SR Vous faites appel aux membres de votre famille pour poser face à votre objectif. Certains d’entre eux sont originaires d’Europe de l’Est et ont vécu guerre, exil et déportation. Vos photographies sont-elles une reconstitution de votre histoire familiale ou une réinterprétation d’épisodes bibliques ?

MBK En effet, mes sujets sont souvent des proches. Je n’ai, en revanche, pas souhaité prêter à mes sujets des traits qu’ils n’avaient pas. Ils sont le produit du destin juif et chacun d’entre eux est le dépositaire d’une histoire intéressante. La série photographique Myriam’s well (« Le puit de Myriam ») n’aborde pas mon histoire familiale. Elle est cantonnée aux femmes de la Bible, que je mets en scène selon une interprétation toute personnelle. Mes photographies sont complexes et leur réalisation nécessite une longue préparation. Ma famille et mes amis se montrent toujours très disponibles. Je recherche des sujets expressifs, dont les traits expriment des personnalités affirmées.