Le spectre du retour au ghetto

Conversation

© Zamir Shatz, A Forgotten Childhood, 2023, oil on cotton, 40×30 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Anna Klarsfeld Joann Sfar a très justement écrit dans l’un de ses derniers dessins que le fait de demander “Comment ça va ?” était devenu une nouvelle blague juive, tant cette question, si banale d’habitude, semble désormais dérisoire. Je ne vais donc pas vous demander comment ça va, mais plutôt : qu’est-ce que vous ressentez ? À quoi pensez-vous en ce moment ?

Delphine Horvilleur Ce qui domine, pour moi comme pour beaucoup d’autres je crois, c’est le sentiment que notre solitude s’est renforcée de façon exponentielle. L’impression désespérante que, tout à coup, des gens qui étaient nos alliés ne sont plus du tout là, et qu’en revanche nous entourent des gens dont on ne voudrait pourtant pas être proches – à l’extrême droite par exemple. Il y a quelque chose de très démoralisant dans ce sentiment que nous sommes de retour au ghetto, en particulier pour tous ceux qui, comme moi, ont œuvré ces dernières années pour faire du judaïsme un « non-ghetto », une pensée ouverte sur le monde ; pour créer des ponts, partager la sagesse juive avec générosité et être dans des luttes croisées avec tous ceux qui ont un souci de justice et d’égalité. On a soudain l’impression d’avoir été lâchés, et on assiste à une situation absurde où la seule grille de lecture est devenue “le fort contre le faible”, “le dominé contre le dominant”, dans une méconnaissance absolue de l’Histoire et un réveil de toutes les rhétoriques antisémites qui font du Juif, en toutes circonstances, le puissant, le manipulateur, celui qui tire les ficelles. Et ce qui est fou, c’est que ceux qui parlent comme ça sont vraiment convaincus de ne pas être antisémites !

AK De mon côté, ce qui me frappe et m’effraie, c’est que ces schémas de pensée très simplificateurs dont vous parlez semblent ne pas pouvoir être combattus sur le terrain de la raison. J’ai par exemple essayé, ces dernières semaines, d’expliquer à plusieurs personnes pourquoi l’usage du mot “génocide” pour désigner ce qui se passe à Gaza était à mon avis (et aux yeux du droit international) erroné, ou encore pourquoi le projet sioniste ne pouvait pas être intrinsèquement assimilé à une entreprise coloniale au sens historique du terme. Presque à chaque fois, j’ai eu l’impression de me heurter à un mur. C’est comme si l’argumentation rationnelle était devenue inopérante face à des opinions qui, bien souvent, relèvent d’une affirmation identitaire, de l’expression de l’appartenance à un groupe. Comment réagir face à cette forme de “défaite de la pensée” ?

DH Effectivement, le langage est devenu fou. Quand j’entends des gens utiliser le terme de “génocide” pour qualifier la situation à Gaza, je dis généralement qu’il faut interrompre la conversation. Et il me semble qu’il ne nous reste alors plus que le second degré, c’est-à-dire l’argument consistant à dire que, si les Israéliens cherchaient à perpétrer un génocide depuis la création de l’État d’Israël, ils seraient assez nuls puisque la population palestinienne a considérablement augmenté… En réalité, on est dans une guerre, tout simplement – avec tout ce que cela comporte de tragique. Et personne de sensé ne peut nier la douleur palestinienne, celles des civils innocents pris au piège de cette tragédie. Mais moi, ce qui m’interroge surtout, c’est l’effet que ce dialogue devenu impossible a sur nous.

D’un point de vue très autobiographique, j’ai l’impression d’avoir toujours eu en moi deux voix qui dialoguaient, correspondant aux narratifs des deux branches de mon arbre généalogique. Du côté de mon père, ma famille a été sauvée par des Justes pendant la guerre et m’a très fortement inculqué un narratif de confiance en l’autre : “Le non-Juif nous a sauvés, la République est là pour nous protéger, nous pouvons avoir confiance”. Du côté de ma mère, une famille de survivants de la Shoah, le narratif est aux antipodes. Il consiste à dire : “N’aie confiance en personne. Ton voisin peut demain non seulement t’abandonner, mais aussi devenir ton assassin”. J’ai passé ma vie de femme, de rabbin, de mère, de citoyenne, à m’assurer que la première voix gagnait. Que la voix de la confiance et de l’ouverture l’emportait sur celle de la défiance et de l’enfermement. Or, je me rends compte qu’aujourd’hui, la deuxième voix a pris le dessus. Je me rends compte que, dans ma vie, dans ma communauté, les gens autour de moi cessent tout doucement d’avoir confiance en l’autre, parce que cet autre  n’a pas su manifester sa présence, ni physiquement, ni par des mots.

Nous sommes renvoyés à l’histoire juive ancestrale, aux traumatismes du passé. Et ce qui est triste, c’est que c’est souvent inaudible. Quand on dit qu’on est renvoyés aux voix de nos grands-parents, aux douleurs de l’Histoire, beaucoup de gens sont exaspérés. Ils considèrent que c’est de la paranoïa juive.

AK C’est d’ailleurs intéressant de noter à quel point les Juifs sont en cela traités différemment des autres minorités. Jamais aucun militant de gauche ne se permettrait de dire à quelqu’un de noir ou d’homosexuel qu’il est paranoïaque s’il se dit victime de racisme ou d’homophobie. Jamais personne ne remettrait en question ce qu’il vit ou ce qu’il ressent. On lui dirait, et avec raison : “Je te crois”. C’est son ressenti qui primerait dans la définition de la discrimination. Au contraire, lorsqu’un Juif alerte sur l’antisémitisme, sa parole est sans cesse remise en question. On lui dit qu’il est biaisé, paranoïaque. Alors que toutes les autres minorités ont le droit de définir la discrimination dont elles font l’objet, les Juifs sont les seuls à ne pas avoir ce droit.

DH Ce “Je ne te crois pas” prend même des dimensions folles aujourd’hui, avec la montée en puissance du révisionnisme du 7 octobre. Quand on voit que des féministes remettent en question la véracité des viols perpétrés par le Hamas, c’est incroyable. C’est un négationnisme en temps réel, en plus de la part de personnes qui sont persuadées d’être du côté du bien et de la bonne conscience. Et c’est violent en France, mais encore plus aux États-Unis. Si j’avais demandé qu’on me donne 1$ à chaque fois que j’ai entendu It could never happen here ces dernières années, de la part de Juifs américains qui s’inquiétaient du retour de l’antisémitisme en Europe, je serais riche ! Aujourd’hui, cela leur explose au visage. Et leur douleur est démultipliée par le fait que tous les alliés aux côtés desquels ils se sont tenus avec constance – le mouvement Black Lives Matter, les militants des droits des femmes, des LGBTQ+ – les ont abandonnés. Pourtant, c’était un abandon assez prévisible. En 2017 déjà, je l’avais noté dans mon livre Réflexions sur la question antisémite, la célèbre égérie de la marche des femmes Linda Sarsour avait déclaré qu’on “ne peut être à la fois féministe et sioniste”. En suggérant que le combat contre l’aliénation des femmes se devait d’être antisioniste, elle faisait déjà de la femme juive sioniste l’exception de son combat.

AK C’est vrai que la situation aux États-Unis est particulièrement préoccupante. Quand on voit qu’Oussama Ben Laden est devenu une icône sur TikTok auprès de toute une partie de la Génération Z (les 18-25 ans), qui estime désormais que les attaques du 11 septembre 2001 étaient une forme de résistance légitime, on se dit qu’on marche sur la tête… Un sondage récent 1 a d’ailleurs montré que plus de la moitié des Américains de cette classe d’âge considéraient que les massacres du 7 octobre étaient justifiés, et que près des deux tiers d’entre eux mettaient sur le même plan moral les attaques du Hamas et la défense d’Israël. Quand on entend ces chiffres-là, on ne peut pas s’empêcher de se demander : quel avenir pour les Juifs en diaspora ? Que peut-on faire pour lutter contre la propagation de ces idées ?

DH Ces derniers temps, je pense beaucoup à l’expression de tsav shmoné, l’effort de guerre en hébreu. En ce moment, la société israélienne est en tsav shmoné, bien sûr, mais il me semble que tous les Juifs le sont un peu, y compris en diaspora. D’une certaine façon, le combat contre l’antisémitisme est devenu pour nous un tsav shmoné. Chacun doit se poser la question de comment, à son niveau, il peut lutter. Pour certains ça va être sur les réseaux sociaux, pour d’autres dans l’éducation de la jeunesse. Pour d’autres encore, cela passera par la protection des synagogues. Mais je crois que chacun doit se demander quel est son effort de guerre actuel. Et c’est assez nouveau pour ceux d’entre nous qui, comme moi, sommes plutôt des gens de paix. Le propre de la guerre c’est que le discours de paix est mis entre parenthèses. Quand on est, comme aujourd’hui, dans le tsav shmoné, cela implique de changer notre façon de penser, notre façon de parler. Et en même temps, on doit bien entendu réfléchir à ce qui protège notre humanité, à ce qui nous fait encore un peu espérer et grandir.

AK Justement, qu’est-ce qui, vous, continue aujourd’hui à vous faire espérer ? Quels sont les ingrédients de la résilience ?

DH Pour moi, l’ingrédient principal de la résilience, c’est le religieux, au sens étymologique du terme. Je me sens forte de mes liens, de tout ce qui me relie. Les antisémites nous ont toujours reproché notre solidarité, mais en réalité ce sont eux qui l’ont construite, et qui encore aujourd’hui la renforcent. Aujourd’hui, notre chance c’est qu’on voit une vraie capacité d’alliance, une capacité à se tendre la main les uns aux autres. Et parmi tous ces liens qui nous préservent, je dirais que celui entre les générations est particulièrement important. Quand je dis que je dialogue avec les voix de mes grands-parents, je pense que ce dialogue n’a jamais été aussi puissant. Il y a une conversation intergénérationnelle aujourd’hui à l’œuvre pour beaucoup d’entre nous qui est extraordinaire. Elle nous dit : vous n’êtes pas seuls, puisque d’autres avant vous ont vécu des situations qui faisaient écho à la vôtre, et qu’ils s’en sont sortis. Dans l’autre sens, les liens avec les générations suivantes sont aussi essentiels. Dans ma synagogue (Judaïsme en Mouvement), j’officie avec de nombreux adolescents qui célèbrent leur bar ou leur bat-mitsva, et les entendre livrer leur interprétation de nos textes semaine après semaine est quelque chose qui est pour moi véritablement méhayé, quelque chose qui me rend à la vie. Je pense qu’il faut se raccrocher à tous ces liens, avec nos enfants, nos parents, nos grands-parents, nos coreligionnaires, et tous ceux qui sont engagés dans notre combat contre la haine. C’est un moment pour resserrer les liens, qui rendent leur vie à notre âme.