LETTRE DE GAMLIEL À PAUL DE TARSE

C’est désormais une tradition dans Tenou’a : forts de leurs lectures et de leurs réflexions, certains de nos contributeurs se mettent dans la plume de personnages illustres, réels ou fictifs, pour nous livrer leur pensée imaginaire. Le psychanalyste Stéphane Habib prend cette fois les mots de Gamliel, Sage de la mishna, qui fut, selon les Actes des Apôtres, le maître de Paul, alors Saül, qui deviendra plus tard l’un des bâtisseurs du christianisme.

JÉRUSALEM, QUELQUE PART DANS UNE MAISON D’ÉTUDE QUELQUE PART À PEU PRÈS ENTRE L’AN 50 DE “NOTRE” ÈRE ET 2016 EN PLUS D’UNE LANGUE…

Cher Saül, cher Paul, cher Saint-Paul,
Salut,

Je vois bien que t’écrire sera compliqué. La nécessité – peut-être l’angoisse, est-ce contradictoire? – m’y pousse. Il faut que je te parle. Comme toujours. Comme nous nous parlions. Tu te souviens? Comme tu étais doué, tu l’es toujours, c’est évident. Tes lettres, tes épîtres si tu préfères, sont puissantes. J’y reconnais ta manière, enfin presque. Tu aurais dû m’écrire. Peut-être qu’à reprendre notre correspondance – quel mot – nous aurions pu éviter quelques écueils. Oui, oui Saül, nous avons un problème. Au moins un. Comment en est-on arrivé là, Saül? Qu’est-ce qui t’a pris, Paul? Tu voulais que ça change? Tu voulais du nouveau? Tu as toujours été un peu pressé, c’est vrai. Et en guerre. En guerre avec le temps. Ainsi pour faire du nouveau il t’aura fallu décréter l’ancien. Qu’est-ce que c’est que ça, le nouveau, Saül ?
Longtemps tu as aimé mes questions. Alors je reprends. Je te demande encore quelque chose, Saül-Paul. À l’ancien et au nouveau, j’ai encore quelques questions à poser. Me liras-tu seulement? Auras-tu encore le temps pour ton vieux Maître – oh ne vois aucune prétention dans ce mot, ce n’est qu’une traduction. Il y a tant de langues entre nous désormais, tant de langues. Tant de langues peut-être entre Saül et Paul. Je m’adresse à toi et à vous deux, je crois.
Saül Paul. À qui écris-je ? À quel nom et au nom de quoi, de qui? Je te dis volontiers Salut, Saül. Faisons simple. Tu souris devant ce mot. Moi aussi. Je n’avais pas remarqué avant de t’écrire “Salut Saül” la quasi-anagramme entre ce mot qui n’est pas rien, “salut”, sans doute le motif d’un différend qui fait énigme d’un trait d’union si souvent usité depuis entre “judéo” et “chrétien”, et ton nom, enfin le nom par lequel je t’appelais, il y a bien longtemps, Saül. Alors oui : salut Saül. Peut- être ne peut-il pas être question d’autre chose entre nous désormais que de salut. Sait-on jamais qui sauve qui et de quoi ?
Tu diras que je joue sur les mots et qu’en quatre au moins je coupe les lettres. Or la lettre t’énerve. Question de coupure. De coupure que tu ne veux pas. Que tu n’auras plus voulue. Pas dans la chair, pas dans le corps, pas dans ce qui se voit du corps. Pas de circoncision. C’est drôle, déjà. Il y a le tour, l’autour, circum, le tourner autour, la concision, et la coupure, bien sûr, la coupure Paul. Si seulement j’avais envie de jouer, je te montrerais dans la coupure ton attrait pour le coup au nom du pur. Et depuis toujours tu crois au pur et simple et depuis longtemps au nom du pur tu distribues les coups. En fait la coupure tu la veux mais tu ne veux pas que cela se voie. C’est pratique, remarque, le cœur pour ça. Ah tu l’écris bien Saül, tu es convaincant encore en Paul, Saül, quelle dialectique, et quel dialecticien génial. Tu fascineras forcément nombre de penseurs et en inspireras plus encore. Attends, attends, je te lis, tu es doué : “Attention aux chiens / Attention aux mauvais ouvriers / Attention à la mutilation. / La circoncision, c’est nous. / Notre culte nous le rendons par le souffle de Dieu. / Notre fierté, c’est Jésus Christ./ Et non la confiance dans notre condition charnelle.”
Circoncision du cœur. C’est vraiment nouveau ça, le cœur qui s’oppose au corps? Le visible et l’invisible? C’est vraiment très nouveau cette pensée que tant que ça ne se voit pas, tant que ça ne s’inscrit pas, alors tout est possible? Très très nouveau. Coupure, tu parles. Ah je dois te dire tant de choses hélas. Tu vois pourtant, Saül, que les mots jouent pour nous et avec nous. (Je ne dis pas ça parce qu’en hébreu mot est mila et mila est le mot même pour circoncision – ou bien si je le dis pour ça. Je ne sais plus pourquoi ni en quelle langue je te parle, Paul, tu vois.) Les choses se mettent en place immédiatement entre nous et presque malgré nous alors que je n’aurai pour le moment rien fait d’autre que d’écrire et que de ne pas savoir écrire ton nom, tes noms. Saul Paul. Une lettre encore. Bref. Soyons concis. Enfin tu as compris. Juste concis, pas de cirque entre nous, ne t’inquiète pas, Paul.
Cette affaire de circoncision, c’est peut-être plus qu’un exemple. Il faut que tu saches, et sans doute qu’en tant que ton ancien maître j’en tire une petite fierté, que tu as et que tu as eu à travers les siècles beaucoup, vraiment beaucoup d’admirateurs et qu’en bien des choses, pas toujours les meilleures pour les juifs que nous sommes restés – les juifs et le reste, quelle histoire – tu as fait école. Tiens, juste ce mot dans cette traduction que j’ai prise comme elle me venait qui de la circoncision fait “mutilation”. Tu n’as pas idée des conséquences de ton jeu de mots1 . Mais tu as fait école, je t’assure, à un point que c’en est impressionnant. Si bien que nombreux sont ceux qui font du Paul sans le savoir. Bref, tes admirateurs, sont, passe-moi le mot, légions. Victor Hugo ne s’en remet pas de tes histoires et de ta chute de cheval et te louant, c’est encore ta logique même, ta logique pure, ta logique de pureté plutôt, ta grande idée du nouveau qu’il reprend. Je crois que pour que tu me comprennes, je vais essentiellement me concentrer sur ton affaire du nouveau. Mais écoute, enfin lis, tu vas voir, c’est assez massif. Bon Victor Hugo, pour te situer l’ampleur de ton effet, c’est le type même de ce qui va s’appeler un “grand écrivain”, je ne sais pas à qui le comparer pour que tu saisisses, et puis les comparaisons, toi tu aimes bien j’ai vu dans ta correspondance, mais quand même c’est toujours un peu fragile, enfin disons que c’est un peu, je ne sais pas, allez le roi Salomon de la littérature française. Enfin, c’est de l’énorme. Toi tu tombes de cheval et tu te relèves avec une foi toute neuve, assez en colère contre l’ancienne d’ailleurs, j’y viens, j’y viens, et ce Victor Hugo écrit : “Le grandissement d’un esprit par l’irruption de la clarté, la beauté de la violence faite par la vérité à une âme, éclate dans ce personnage. [ça, c’est toi, Saül] C’est là, insistons-y, la vertu du chemin de Damas. Désormais, quiconque voudra de cette croissance-là suivra le doigt indicateur de Saint-Paul. Tous ceux auxquels se révélera la justice, tous les aveuglements désireux du jour, toutes les cataractes désirant guérir, tous les chercheurs de conviction, tous les grands aventuriers de la vertu, tous les serviteurs du bien en quête du vrai, iront de ce côté.” Pas mal, avoue.

MAIS DIS-MOI, SAÜL, NE T’AVAIS-JE PAS ENSEIGNÉ LA COMPLEXITÉ ET LA COMPLICATION NÉCESSAIRE EN TOUTES CHOSES ?

Pour que tu attrapes mieux la chose, il faut également que je t’informe que pour beaucoup (le débat n’est pas terminé à ce sujet, mais tout de même, tout de même…), c’est toi Saül de Tarse, oui tu vas même devenir non pas Paul, mais Saint-Paul, c’est toi donc qui as, comment dire, créé, inventé, institué, fondé, voilà, fondé, c’est ça, le christianisme. Oui, oui je t’assure. Du coup tu es peut-être le premier cas de sérendipité de l’histoire de l’humanité, en plus. Tu tombes sur un chemin, tu te lèves, tu parles et de tes paroles qui disent justement ta volonté de relever, de prendre la relève du judaïsme, eh bien tu auras fondé ce qui s’appelle le christianisme – pourtant. Oui “pourtant” puisque ta fondation porte le nom d’un autre, ce qui n’est pas rien non plus si tu veux encore mon avis, mais j’en doute. (Ah oui, j’oubliais, sache encore qu’il existe même un très sérieux philosophe, mais pour moi, plus il est sérieux plus il est drôle sans le savoir, Alain Badiou est son nom, qui a même pu faire de toi la figure-type du militant, du militant de ce que lui appelle l’universel. Mais là, ce serait vraiment trop long à t’expliquer, les chicanes et les arguments sont complexes, je laisse donc cela pour un P.-S. à venir. Sache en attendant qu’il aura un peu dû effacer, couper, faire comme si tu n’avais pas un rapport privilégié et déterminant à Jésus Christ, pour finir par faire de toi le héraut de l’universel.) Voilà ma transition toute trouvée, je crois, pour terminer cette lettre qui déjà doit te paraître bien longue. (Il m’en faudrait une dizaine d’autres pour parvenir à te dire vraiment, non, pour réussir à te poser cette question de savoir ce qui t’a pris, Paul2 ).
La relève, donc. Parce que c’est ça qui a si bien marché, qui marche si bien, qui a fait qu’on a fait de toi le fondateur dudit christianisme : tu as dit ce qui était le Nouveau et pour ce faire tu as dû, en bonne logique, non seulement pointer l’ancien, mais en quelque façon et dans un même mouvement, le nier. Mais tu sais, Saül, que l’ancien contre lequel tu t’emportes c’est quand même nous. Enfin nous, c’est compliqué parce que c’est toi qui es devenu le spécialiste du Nous, de celui qui dit “nous”, et donc du conflit des pronoms puisque, pour faire exister ton “nouveau” “nous” tu auras dû en face ériger et dénoncer un “vous” et puis un “ils”. Mais si les mots font l’amour (ça c’est un poète que tu n’as pas eu la chance de rencontrer, du nom d’André Breton), eh bien les mots font aussi la mort (ça, c’est de moi, Gamliel). Et c’est pour ça que je me demande et que je te demande dans cette lettre si tu as bien pris la mesure de ce que tu as fait en disant, un peu légèrement à mon goût même si tu n’as pas lésiné sur les formules et que ton usage du “non”, de la négation, est efficace, que : “Non, nous-mêmes n’avons pas les capacités de mettre quoi que ce soit à notre compte, notre capacité vient de Dieu, qui nous a rendus capable de servir une nouvelle alliance [c’est moi, Gamliel, qui souligne], non de la lettre mais du Souffle, car la lettre tue et le Souffle fait vivre.” Et tu enchaînes, comme si déjà nous reléguant à l’ancien et à la mort il fallait encore en remettre, au cas où on n’aurait pas encore bien compris que ça allait mal tourner pour nous les anciens : “Si servir la mort, gravé en lettres sur des pierres, eut un tel éclat que les fils d’Israël ne purent fixer du regard le visage de Moïse en raison de l’éclat de son visage – désactivé –, comment servir le Souffle ne serait-il pas d’un éclat supérieur?” Nous voilà maintenant inférieurs, n’est-ce pas? Et tu poursuis, pour un peu je dirais que tu pourchasses : “Avec un tel espoir, nous parlons ouvertement, à la différence de Moïse qui mettait un voile sur son visage pour que le regard des fils d’Israël ne se fixe pas sur la fin de ce qui était vide. Mais leurs intentions furent endurcies, oui, jusqu’à ce jour, le même voile tient pendant la lecture de l’ancienne Alliance, et n’est pas levé parce que c’est en relation avec Christ qu’elle est désactivée.”
Et voilà, ton tour est joué et bien joué, Paul, simple comme ton fameux salut : la nouvelle Alliance, d’être nouvelle “désactive”, dis-tu, l’Ancienne. “Jusqu’à présent, chaque fois que Moïse est lu, un voile gît sur le cœur, chaque fois que l’on se tourne vers le Seigneur, le voile est retiré.” Bon, eh bien, la messe est dite, si je puis me permettre.
Mais dis-moi, Saül, ne t’avais-je pas enseigné la complexité et la complication nécessaire en toutes choses? Ne crois-tu pas qu’à nier et je dirais même d’un verbe dont la portée ne peut que t’échapper, qu’à refouler ce qui est écrit, rien de nouveau comme tel n’apparaît? Attends, attends, je m’explique, je t’interroge un peu autrement : n’est-ce pas trop simple cette histoire de l’ancien et du nouveau?
Si je te suis, Saül, tu opères ainsi : en inventant la nouvelle Alliance, en l’énonçant pour la première fois je crois, tu indexes du même coup l’ancienne, ancienne alliance, ancien testament, comme on dit depuis aussi, et tu en fais celle qui n’existait que comme condition de possibilité de la nouvelle et en attente de cette nouvelle, en attente d’être accomplie, réalisée, achevée, niée, conservée et dépassée, sublimée, bref relevée. Tu dis renouveler, mais ce verbe n’est pas assez fort, il s’agit bien de réaliser, d’accomplir, disons, la langue me permet de tout contracter en un seul verbe et ainsi d’équivoquer en répétant ce verbe : d’achever. Oui, sans rien interpréter, à simplement relever la logique de ton discours, on ne peut pas passer à côté de cela que tu désires achever une histoire qui avec “l’ancien” était supposément restée inachevée. Ça n’est pas sans me rappeler l’inénarrable “discours sur la montagne” 5,17-18, de Mathieu, enfin tu connais par cœur j’imagine : “Ne croyez pas que je viens détruire l’Enseignement et les Prophètes. Loin de détruire je viens accomplir. Croyez en ma parole : Aussi longtemps que le ciel et la terre existeront, l’Enseignement sera accompli. Dans tous ses détails. Jusqu’à la plus petite lettre. Et pour que tout soit achevé.” C’est assez effrayant, non, cette obsession de l’achèvement?
Me répondras-tu, Paul? Te rendras-tu compte de la portée politique de tes lettres? Un dernier mot. Puisque je te parle de politique. L’un de tes plus grands succès tient encore à ton usage des négations à portée universelle, enfin si on peut dire. Tu l’ignores mais tu auras fait mouche avec cela : “Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus.” Comment donc cette logique du retranchement pourrait-elle être vraiment universelle, à moins que l’universel ne soit que la soustraction de la singularité de chaque un? Allons Saül, et si, comme à l’époque, on essayait de compliquer l’affaire? Et si à la place de tes “ni”, on essayait le “et”? C’est sûr, il va falloir travailler avec acharnement pour faire tenir tous ces “et”. Mais ce travail, tu ne crois pas qu’il ferait du nouveau sous le soleil ?
Salut Saül, salut Paul. Salut Saül et Paul.

Rabbi Gamliel

1. Dans la nouvelle traduction des Lettres de Paul en Folio, Gallimard, on trouve une note de laquelle il n’est pas difficile d’imaginer que Gamliel fait son miel : “MUTILATION En grec katatomè. Paul fait un jeu de mots avec le terme “circoncision”, en grec peritomè, pour confondre et dénoncer l’attitude de ses adversaires. Il utilise cette paronomase pour mettre en relation la circoncision de la chair, que revendiquent ses adversaires comme signe spécial d’appartenance au peuple de l’Alliance, et les rites païens tels que les lacérations, rites interdits par la Loi (Lv 19:28; Dt 14:1).1R 18:28 emploie la même racine pour décrire les prophètes de Baal se tailladant la chair. La circoncision de la chair, orgueil des adversaires de Paul, est devenue un rite païen.”
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2. La rédaction ne plaisante pas avec le nombre de signes. (N.D.L.R.)
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