L’homme et l’animal

Spécialiste de la condition et de la protection animales, la philosophe Élisabeth de Fontenay interroge la relation de l’homme à l’animal dans la tradition juive.

Entretien avec Élisabeth de Fontenay, philosophe

Dans le récit de la Genèse, Adam, le premier homme, nomme un à un les animaux. Cet acte fondateur, la capacité de nommer, est souvent interprété dans les traditions reliieuses et philosophiques « anthropocentristes » comme le propre de l’homme, et ce qui nous différencierait essentiellement de l’animal. Pour vous, qu’est-ce que ce « propre de l’homme » qui fait que nous ne sommes pas (que) des animaux ?

Je me méfie de ces définitions du « propre de l’homme » parce que définir ce qui nous est propre et notamment ce qui nous différencierait de l’animal (le langage, la raison, la liberté…), c’est nécessairement exclure beaucoup de gens du sein de l’humanité, notamment des malades mentaux ou certains peuples. Toute définition du propre de l’humain est donc criminelle en puissance. Je ne suis pas non plus de ceux qui disent que rien ne nous sépare du règne animal. Certes, nous sommes une espèce parmi les autres, mais l’humanité est singulière à plusieurs titres, notamment par notre capacité d’accéder au langage articulé et donc notre pouvoir de prendre la parole publiquement pour répondre d’autre chose que de nous-mêmes. L’humain, contrairement à l’animal, a la capacité d’accéder à la responsabilité.

Beaucoup interprètent le texte de la Genèse, et notamment l’épisode où Adam nomme les animaux, uniquement comme une affirmation du pouvoir de l’homme sur l’animal, une affirmation de sa toute-puissance sur la bête. À mon sens, c’est tout autre chose qui s’y écrit : c’est au contraire l’invention de la poésie par l’homme, dans sa capacité à nommer le monde qui l’entoure.

La tradition juive est-elle, à votre sens, suffisamment sensible à l’animal et à sa souffrance ?

J’ai écrit, dans Le Silence des Bêtes, que j’admirais le regard respectueux et plein de compassion que le judaïsme enseigne à l’égard des animaux. Retirer la vie à un animal n’y est jamais un geste anodin. La personne qui sacrifie l’animal doit être formée. Elle doit notamment utiliser une lame finement aiguisée pour trancher le plus rapidement possible la carotide de l’animal. Le christianisme, dès son origine, s’est au contraire éloigné de ces traditions de l’abattage comme sacrifice, en considérant, d’un point de vue théologique, que le sacrifice avait déjà eu lieu, en la personne de Jésus. C’est peut-être cette pensée qui a tenu l’animal à distance.

Certaines philosophies en sont peut-être l’aboutissement, comme par exemple l’idée cartésienne d’un « animal-machine », qui a lentement conduit vers l’élevage industriel.
Toutefois, subsiste au cœur du judaïsme une question grave, celle de l’abattage rituel. Ceux qui affirment aujourd’hui qu’un animal abattu rituellement souffre moins que s’il était abattu dans la filière classique mentent, tout simplement. Aujourd’hui, dans l’abattage rituel en France, les animaux ne sont pas étourdis avant d’être saignés et mis à mort. Cette pratique manque d’humanité ; elle est indigne. De nombreuses voix s’élèvent heureusement, y compris du côté de certains rabbins, pour affirmer que l’étourdissement de l’animal est possible, et même ne pose aucun problème. Quand il n’endommage pas les tissus de l’animal, alors il est tout à fait compatible avec la halakha, la loi juive.
Aujourd’hui, l’abattage rituel, juif ou musulman, est devenu industriel. Ce mélange de ritualité et de technicité a quelque chose d’aberrant. L’abattage rituel sans étourdissement est déjà proscrit dans d’autres pays d’Europe, la Suisse notamment. En France, il existe une dérogation spécifique qui l’autorise encore. Je suis étonnée de voir une telle solidarité entre les leaders religieux juifs et musulmans à ce sujet. Ensemble, ils militent pour conserver le droit à cette dérogation. Pour une fois, les leaders religieux juifs et musulmans parviennent à s’entendre, mais je regrette que cela soit sur une question aussi grave que celle de la souffrance animale.

Vous faites remarquer dans vos livres que de très nombreux auteurs juifs contemporains ont été hantés par le sort des animaux. On pourrait citer Adorno, ou récemment Jonathan Safran Foer. Comment l’expliquez-vous ?

Isaac Bashevis Singer est allé jusqu’à qualifier les abattoirs industriels d’« éternel Treblinka ». Cette idée et ce rapprochement ont beaucoup choqué. Mais effectivement, de très nombreux auteurs juifs de la seconde moitié du xxe siècle ont été obsédés par la question de la souffrance animale. Cela tient, je crois, à l’expérience de la déshumanisation, cette idée d’être acheminé violemment vers la destruction, et aussi peut-être à ce qu’abrite toute réflexion sur le sort des animaux : une considération de la violence banale de nos sociétés industrielles.

Propos recueillis par Delphine Horvilleur