J’ai été invitée récemment à la Bar Mitsva de Raphaël, un garçon dont le père est pakistanais musulman et la mère juive française issue d’une famille sépharade originaire de Tunisie. Même s’ils ne s’adressent pas la parole, le père pakistanais du jeune et son grand- père juif tunisien étaient tous deux présents, ainsi que d’autres membres de sa famille maternelle. L’adolescent était à la fois inquiet et fier. Son père m’a expliqué par la suite qu’il était content de voir son fils se rapprocher de Dieu : « S’il n’avait pas choisi d’être juif, par les temps qui courent, je l’aurais encouragé à aller à l’église catholique : l’important pour moi c’est qu’il soit proche de Dieu ! » Lui-même a été catégoriquement rejeté par sa belle-famille juive, fortement opposée depuis le début à cette relation entre la mère de Raphaël et un musulman. Mais cela ne l’empêche pas de soutenir son fils dans sa démarche. Raphaël reste d’ailleurs très proche de son père, avec qui il passe le plus de temps possible. Du haut de ses treize ans, c’est lui qui a encouragé ce dernier à maintenir des liens réguliers avec sa propre famille au Pakistan avec qui l’ado communique lui-même depuis peu par webcam. Pour Raphaël, choisir d’appartenir au peuple juif, proclamer cette appartenance publiquement, ne signifie pas pour autant renier sa famille paternelle. « Mais heureusement qu’il y a la distance géographique, reconnaît-il. S’ils étaient tous en France ce serait peut-être plus compliqué… » D’après la Halakha, étant né d’une mère juive, Raphaël appartient pleinement au peuple juif, quoi qu’il choisisse. Sa rencontre avec les institutions juives est ainsi facilitée : personne ne lui contestera sa légitimité à s’identifier comme juif. Toutefois, sa lignée paternelle le relie de manière constitutive à une autre tra- dition, une autre langue, une autre religion… Même s’il vient de faire sa Bar Mitsva, on ne peut exclure qu’un jour, il puisse être tenté de se rattacher à cette lignée pakistanaise dont il porte le nom.
Par définition, l’identité des enfants issus d’unions mixtes entre Juifs et non-Juifs est toujours potentiellement incertaine, ce qui ne signifie pas qu’elle est forcément source de souffrance. Pourquoi incertaine ? Car l’appartenance juive est avant tout familiale : nous sommes juifs parce que nos parents l’ont été avant nous. Nos parents l’ont été avant nous parce que leurs parents l’ont été avant eux, et ainsi de suite. Mais cette formule est encore trop neutre : nous sommes juifs parce que nos aïeux avant nous sont nés juifs et ont fait le choix et l’effort de le rester ! L’appartenance juive est certes acquise de naissance mais encore faut-il avoir la volonté de conserver cette appartenance, la volonté de la culti- ver et la nourrir dans un monde où la majorité n’est pas juive et où, à chaque génération, la tentation est grande de se fondre dans la société ambiante. Dans sa dernière lettre adressée avant de mourir à son fils émigré depuis 35 ans en Amérique, le père de mon arrière-grand-père écrivait ainsi, en yiddish, depuis Cracovie, en 1923 : « Voici le dernier souhait d’un père mourant : dis le Kaddish pour moi régulièrement, conserve ta tradition juive, surtout observe le Shabbat comme il faut ! » Son fils n’a que très partiellement suivi ses conseils, mais il a épousé une femme juive et donné naissance à des enfants juifs.
De fait, historiquement du moins, c’est en grande partie à travers le mariage endogame, c’est-à-dire à l’intérieur de la communauté juive, que la volonté de rester juif s’est manifestée en garantissant une appartenance juive incontestable à sa descendance. De nos jours, dans nos sociétés ouvertes, les unions mixtes se multiplient et les différents courants du monde juif s’affrontent pour savoir quelle position adopter à l’égard non seulement de ces unions, mais surtout des enfants qui en naissent. Les couples eux-mêmes cherchent souvent des réponses à cette même question : comment éduquer leurs enfants ? Comment les inscrire dans le judaïsme ? Comment et sous quelle forme leur transmettre la part non-juive de leur héritage familial ? Certains préfèrent ne pas se poser la question et s’en remettre à leurs enfants pour qu’ils choisissent eux-mêmes plus tard, les chargeant d’une mission impossible !
Jusqu’aux années 1970, sauf exception, la plupart des conjoints juifs d’unions mixtes renonçaient à leur judaïsme pour s’assimiler à la société majoritaire. À l’inverse, ces dernières décennies, de plus en plus de Juifs s’engagent dans des unions mixtes tout en ayant la volonté de conserver leur appartenance juive et surtout de la transmettre à leurs enfants. Parfois, ils espèrent plus ou moins secrètement que ces derniers, devenus adultes, épouseront des conjoints juifs pour « remédier » à leur propre mariage mixte et rétablir la pleine judéité de leur descendance. Concernant les conjoints non juifs, ces derniers font parfois le choix de se convertir au judaïsme alors que d’autres décident de conserver leur propre appartenance pour la transmettre à leurs enfants. À l’extrême, cela peut donner, notamment aux États-Unis, des familles au sein desquelles l’on fête toutes les fêtes juives et toutes les fêtes chrétiennes, dans un souci d’équité parfaite entre les deux parents, sans tenir compte des contradictions imposées aux enfants. Dans d’autres cas, le couple se construit sur un malentendu : chacun se définissant comme « athée », l’appartenance juive revendiquée inopinément par le conjoint juif pour les enfants du couple revêt alors un caractère incompréhensible pour l’autre parent.
Pour les enfants, comme je l’écrivais plus haut, étant eux-mêmes reliés à deux lignées familiales différentes, dont une n’est pas juive, une incertitude persiste toujours quant à la légitimité de leur appartenance juive. Néanmoins, plus les parents ont été clairs dans leurs choix, plus ces derniers sont impliqués dans une vie sociale juive, plus les enfants auront accès à une éducation juive, plus les enfants connaîtront la Torah et les rites juifs, moins ils auront à vivre ce douloureux sentiment d’illégitimité. Mais il peut suffire qu’on leur lance un jour, « Ta mère n’est pas juive ? Alors tu ne l’es pas non plus ! » pour que tout l’édifice s’écroule. Débute alors une pénible remise en question dont l’aboutissement peut être la décision de se convertir auprès du Consistoire en France ou de partir en Israël, ou de tout rejeter en bloc pour vivre sa vie loin de toute sociabilité juive. Parfois, c’est à travers leur vie amoureuse qu’ils recherchent une légitimation de leur appartenance juive, en s’installant avec un compagnon juif ou une compagne juive.
Lorsque la mère est juive et le père ne l’est pas, l’enfant porte habituellement un nom de famille qui n’est pas juif et peut développer le sentiment d’être un Juif caché, perçu de prime abord comme non juif tant par la société majoritaire que par les Juifs. J’ai rencontré des personnes dans ce cas qui ont vécu une grande partie de leur vie adulte dans un milieu non juif y compris leur vie amoureuse et familiale, pour se rendre tardivement à l’évidence qu’ils se sentaient juifs depuis toujours et qu’ils souffraient de leur isolement au sein d’un monde non juif tout en n’osant pas franchir le seuil d’une institution culturelle juive ou d’une synagogue de peur d’être rejeté. De peur aussi souvent de briser l’équilibre de leur couple ou celui de leurs enfants. Ou encore d’induire une crise dans les relations avec leurs parents ou avec leur fratrie.
Quel que soit le cas de figure, être juif d’un seul côté nécessite toujours une sorte de réparation lorsqu’il s’agit de s’identifier comme juif. Celle-ci peut être prise en charge par les parents, notamment le parent juif, particulièrement motivé pour inscrire ses enfants dans le judaïsme. Cela peut être l’occasion pour ce parent de se rapprocher du judaïsme, de rechercher une congrégation, de prendre des cours, d’apprendre l’hébreu… Cette réparation peut aussi être vécue par les intéressés, « Juifs d’un côté », de manière positive comme une nécessité de s’impliquer davantage dans la vie juive, de devenir plus érudits et/ou pratiquants que leurs parents ou grands-parents, de s’engager pleinement en tant que juif, par exemple en partant vivre en Israël. À l’inverse, notamment chez les enfants « métis » dont seul le père est juif, cette réparation peut paraître impossible, inatteignable, nécessitant une démarche qu’ils ressentent comme profondément paradoxale — par exemple d’avoir à se convertir alors qu’ils ont un nom juif et qu’ils se sentent déjà pleinement juifs — provoquant chez eux une grande souffrance et une instabilité existentielle chronique. Enfin, pour ceux qui grandissent loin de toute pratique ou connaissance juive, dont la famille élargie juive est athée et ne connaît plus grand-chose du judaïsme, la plupart du temps, ces enfants deviennent des adultes pleinement intégrés à la société majoritaire ambiante. Ils conservent parfois une sensibilité particulière à l’antisémitisme, ou bien s’identifient comme « le Juif » de leur famille non-juive…
Pour conclure, l’appartenance juive d’un enfant né d’une union mixte ne peut être imposée de l’extérieur mais elle peut être encouragée en lui donnant accès le plus tôt possible à une éducation juive, à la connaissance de l’histoire, des rituels et des textes juifs. En revanche, il est clair que les parents doivent prendre la responsabilité de leur union mixte, discuter et reconnaître en amont les conflits d’appartenance prévisibles de leurs futurs enfants s’ils veulent les protéger du sentiment douloureux d’avoir à choisir un jour entre leurs deux parents. Cela ne garantit pas pour autant que leurs enfants se conformeront à leurs souhaits en matière d’appartenance et de transmission. Car avoir une âme juive ne se décrète pas mais se découvre et se cultive au décours d’un cheminement parfois long et tortueux…