L’inquiétante étrangeté d’un peuple sans adresse

Autour du concept freudien de « unheimlich »

Une remarque ambiguë, une blague douteuse, un regard en biais, et tout à coup l’angoisse survient: on ne se sent plus tout à fait chez soi, plus tout à fait à sa place, plus tout à fait à la maison. Avez-vous déjà éprouvé cette brusque sensation d’étrangeté ? Chez moi, elle ressurgit de temps à autre, de façon plus ou moins intense et plus ou moins durable, comme un bourdonnement, habituellement en sourdine, qui retentirait soudain de façon tonitruante. 

Cette sensation peut être rapprochée de la notion freudienne d’unheimlich, le plus souvent traduite en français par l’expression d’inquiétante étrangeté, qui désigne le malaise que l’on ressent face à une rupture dans la normalité rassurante du quotidien. L’exemple typiquement utilisé est celui des statues de cire: en les regardant, pour peu qu’elles soient réussies, on songe intuitivement qu’elles devraient s’animer; et pourtant elles restent là, bêtement inertes et nous laissant étrangement troublés. 

Pour mieux comprendre les ressorts de ce phénomène, un détour par l’étymologie s’impose. Le terme de heimlich vient du radical allemand heim, qui signifie le foyer, la maison (l’équivalent de home en anglais), mais qui, paradoxalement, renvoie aussi à l’idée de secret (Geheimnis). C’est donc à la fois le familier, l’intime, mais également le confi- dentiel, le clandestin (faire quelque chose heimlich, c’est le faire en douce; s’éloigner heimlich, c’est partir furtivement; etc.). 

De ce curieux double sens, Freud tire une explication originale de la sensation d’unheimlich. Pour lui, n’est pas simplement étrangement inquiétant quelque chose de non-familier, c’est-à-dire de non-heimlich au sens premier du terme. Il en veut pour preuve que l’on n’est pas effrayé par toutes les choses nouvelles que l’on découvre, ce dont il déduit qu’« il faut à la chose nouvelle et non familière quelque chose en plus pour lui donner le caractère de l’inquiétante étrangeté ». 

Ce « quelque chose en plus », il le trouve dans une définition de Friedrich Schelling, selon laquelle « on appelle unheimlich tout ce qui devrait rester caché, et qui se manifeste ». L’unheimlich est alors redéfini comme la négation du heimlich en son sens second, celui de « secret »: le malaise viendrait en fait de la révélation d’une chose qui aurait dû rester dissimulée. Et Freud va plus loin, en affirmant que l’unheimlich naît en réalité du retour du refoulé. 

Alors, de quel refoulé nos angoisses contempo- raines nous parlent-elles? Malheureusement, pas besoin d’aller chercher bien loin dans l’inconscient collectif des Juifs de la Diaspora pour l’imaginer. Pogroms, déportations, persécutions en tout genre: l’histoire diasporique est ponctuée de traumatismes plus ou moins lointains et plus ou moins enfouis, toujours prêts à réactiver chez leurs dépositaires cette fameuse impression d’inquiétante étrangeté. Et quoi de plus normal, finalement, que d’être sujet à l’unheimlich, pour un peuple longtemps considéré comme sans adresse, sans maison, sans heim

Était-ce pour apaiser ce genre d’angoisses que Freud chercha lui-même toute sa vie à s’ancrer dans un lieu ? Le 19 Berggasse, à Vienne, qui fut à la fois sa rési- dence et son cabinet pendant pas moins de 47 ans, était en tout cas, d’après toutes les descriptions qui en sont faites et les images qui en restent, littéralement surchargé d’objets, comme pour matérialiser l’ancrage de l’homme dans sa demeure. Et au moment de la quitter pour Londres, il emporta tout son mobilier avec lui, notamment son fameux divan et la collection de statuettes antiques qui peuplait son bureau.
Ces statuettes peuvent d’ailleurs en elles-mêmes être interprétées comme une forme de pied de nez à l’unheimlich, en tant qu’elles expriment l’attachement de Freud non seulement à sa maison, mais plus largement à la culture occidentale. Comme une façon de signifier « Je suis en Europe chez moi; je n’ai rien d’étranger. » Cette affirmation n’est pas anodine, dans la mesure où les Juifs ont, de façon constante à travers les pays et les siècles, toujours été eux-mêmes perçus comme d’inquiétants étrangers, comme- nous-mais-pas-tout-à-fait-pareils, d’ici mais aussi d’ailleurs, de partout et en même temps de nulle part, « peuple unique mais disséminé »… Bref, des gens pas très nets et somme toute assez effrayants. Par conséquent, si les Juifs éprouvent l’unheimlich, c’est d’abord parce qu’ils le suscitent – et il y aurait d’ailleurs fort à disserter sur les secrets refoulés que l’idée même des Juifs fait ressortir chez les antisémites. 

Cela dit, si on a longtemps pu dire du peuple juif qu’il était sans maison, sans adresse, « sans État fixe », qu’en est-il maintenant qu’Israël existe ? Chez les Juifs comme chez ceux qui les haïssent, où vient alors se nicher la sensation d’unheimlich ?
Pour les antisémites, la question peut être immédiatement évacuée, car Israël ne règle rien. Tous les Juifs n’étant pas israéliens (et tous les Israéliens n’étant pas juifs, au demeurant, n’en déplaise à certains), le caractère flou, fuyant, insaisissable, de l’identité juive demeure. Il est même désormais possible de craindre les Juifs à double titre: à la fois comme État moderne – en les assimilant à Israël – et comme minorité suspecte de tirer les ficelles des autres nations. 

Pour les Juifs de la Diaspora, en revanche, la question est plus complexe. L’État d’Israël est-il, en définitive, « la maison » ou « pas la maison » ? Heimlich ou unheimlich

Je ne me permettrai évidemment pas de répondre au nom de l’ensemble de la Diaspora, car à cette interrogation centrale et éminemment ardue, chacun a une réponse très personnelle à apporter. Je me contenterai donc de tenter de décrire mon sentiment à ce sujet. Lorsqu’en 2014 je suis partie via l’association Taglit visiter Israël avec un groupe de jeunes, j’ai été frappée d’entendre certains de mes compagnons de voyage s’exclamer, en arrivant à l’aéroport Ben-Gourion: « Enfin à la maison! »… alors même que c’était parfois la première fois qu’ils mettaient les pieds dans le pays. Je me rappelle m’être alors fait la réflexion que, pour moi, Israël n’était clairement pas « la maison » avec une telle évidence – ne serait-ce que du fait de la barrière de la langue. Pour paraphraser Camus, « la maison », pour moi, c’est en grande partie la langue française. 

Et pourtant, force est de constater que je ressens moi aussi quelque chose de très particulier en arrivant en Israël. Si tout ne m’est pas heimlich au sens de familier, puisque je n’y ai jamais vécu et que je n’en maîtrise ni les mots ni les codes sociaux, j’éprouve néanmoins une sorte de confort et de légèreté dès que je sors de l’avion, comme si un poids mystérieux, dont je n’aurais pas conscience au quotidien, s’évaporait soudain.
Ou plutôt, comme si ce fameux bourdonnement de l’unheimlich, habituellement en sourdine et parfois tonitruant, cessait tout à coup pour de bon. Une certitude reposante que là, pas de blague douteuse, pas de regard en biais, pas de remarques ambiguës, bref: rien qui vienne me renvoyer ma judéité à la figure comme quelque chose de bizarre et de « pas de chez nous ». Pourrait-on appeler ça l’un-unheimlich ?