Cinéma: Où se terre la Belle de Gaza?

La Belle de Gaza, le dernier film de Yolande Zauberman, après Would you have sex with an Arab? et M, est présenté en sélection officielle au Festival de Cannes et sort en salles le 29 mai. Réalisé avant le 7 octobre, le documentaire explore les trajectoires de femmes trans dans la nuit noire de Tel Aviv et part en quête d’une femme qui aurait marché de Gaza à Tel Aviv, une femme qui aurait réalisé l’impensable, l’impensé

Est-ce qu’elle existe ? 
Et si elle existe, peut-on la retrouver ? 
Yolande Zauberman recherche une femme trans qui aurait marché de Gaza à Tel Aviv alors qu’elle était encore “il”. Il y a des années, lorsqu’elle tournait M, un documentaire sorti en 2019 (sur Menahem Lang à la recherche de l’ultra-orthodoxe qui l’avait agressé sexuellement), la réalisatrice avait filmé “trois femmes arabes” dans la nuit et l’une d’elle avait raconté qu’elle venait de Gaza. Comment s’échapper de Gaza, “l’enfer sur terre”, même avant le 7 octobre, selon Yolande Zauberman? Comment parcourir une telle distance à pied sans être rattrapée, arrêtée, cognée, tuée? 

La réalisatrice se lance à sa recherche, se déplaçant selon les légendes urbaines et les confidences des femmes qu’elle interroge. Dans la rue Hatnufa à Tel Aviv, elle demande aux femmes trans qu’elle croise, “Connaissez-vous cette femme?”, en montrant l’écran de son téléphone sur lequel posent les femmes de son précédent tournage. 

Cette question sert de point de départ, de prétexte pour créer un espace de confiance, une “safe place”, pour que la caméra puisse s’infiltrer dans la nuit, dans leurs nuits de travail. “Tous les soirs, t’attends que des hommes s’arrêtent et décident si oui ou non, ils coucheront avec toi. Il faut être puissante pour supporter ça, pour accepter de revivre ça, chaque soir”, confie l’une d’elle, dentition immaculée et yeux artificiellement vert pomme.

Comment sont-elles arrivées jusqu’ici? Dans cette ville? Dans cette rue? Dans cette nuit? D’abord, le coming-out. Comment comprendre quelque chose qui n’existe pas dans son monde? Après la prise de conscience et l’incapacité de faire semblant, viennent le rejet, le dégoût et les menaces de mort. Comment réagir face à ses proches qui se disent ensevelis par la honte? La rupture, le départ et la fuite s’imposent pour ne pas disparaître. Dernière étape: l’errance à Tel Aviv en attendant quelque chose d’autre. 

Perchées sur des talons de 15 centimètres, elles traînent, elles tanguent, elles s’approchent des voitures, elles guettent les dangers, intranquilles et combattantes. Une femme à la chevelure corbeau se souvient du jour de son enlèvement. Un jour, des hommes sont venus la kidnapper, la tabasser et déposer son corps presque mort à la frontière israélienne. Face caméra, elle se dévoile à moitié, refuse de parler de ce que peut être la vie à Gaza, demande à ce que l’interview cesse. Et si c’était elle? On ne sait pas, on ne saura pas. Et si on savait, on ne le dirait pas. Parce qu’elle risque l’expulsion, son corps balancé d’un toit si elle revient. 

La réalisatrice l’a trouvée. Enfin, non, elle a rencontré Nathalie, l’une des femmes qu’elle avait déjà filmée dans le passé. Mais, cette femme a changé, elle vient de se faire opérer, a terminé sa transition de genre et porte un voile qui lui couvre le visage, l’intégralité de son corps aussi, un voile légèrement transparent et très pailleté. Elle a quitté la rue pour l’islam et ses préceptes. Elles sont nombreuses à croire en Dieu, à croire qu’elles sont le produit de sa volonté, qu’elles sont ses protégées. Elles sont nombreuses à espérer qu’un jour, elles vivront normalement avec un homme respectueux, en exerçant un autre travail, en journée, sans forcément monnayer son corps, sans toujours craindre le pire. 

Encore une fois, Yolande Zauberman (et sa toute petite équipe composée de Sélim Nassib, son compagnon, qui pose les questions de la réalisatrice en arabe) dérange notre façon de pensée, elle l’empêche de tomber dans la monotonie, dans la binarité ou dans la généralité stérile. Elle gratte, démange, se rit de nos systématismes. 

Dès la première scène, on s’insinue dans la conversation entre Talleen Abu Hanna, Miss trans Israël 2016, aujourd’hui mannequin, et son agent, Israela, une femme trans d’une cinquantaine d’années dont la tête est recouverte d’un foulard. Cette dernière revient sur son mariage avec un rabbin de Bnei Brak qui n’avait jamais remarqué qu’elle était une femme trans. Quand elle a souhaité divorcer de lui, elle a dévoilé sa transidentité et a récupéré sa liberté. Sourire aux lèvres, dents révélées, Israela nous déconcerte, nous fascine aussi. Comment en est-elle arrivée là? Même question pour Talleen Abu Hanna que l’on suit au hammam ou dans le bus que conduit son père, son père qui lui avait demandé de ne pas porter son nom publiquement (demande à laquelle elle a dérogé), son père avec lequel elle se réconcilie. 

Là, Yolande Zauberman explore un monde que l’on ne connaît pas et que l’on ne pense pas ou pas assez. Comment imaginer le quotidien de femmes trans travaillant dans la rue? Comment ne pas juger hâtivement? Ces femmes? La brutalité des hommes? L’irrespirable des carcans? Tel Aviv? La ville ne sauve pas, elle recueille à la manière d’une terre de flottement. Ici, on s’abandonne en attendant que… Se lève le jour.