SHAHARIT: PAUVRES PÉCHEURS OU RICHES FAUTEURS

כי ביום הזה יכפר עליכם לטהר אתכם, מכל חטאתיכם לפני יי תטהרו

Le jour de Kippour est devenu dans la communauté juive de par le monde, le jour du grand rassemblement où chacune et chacun participera, selon sa ferveur, son degré de compréhension des textes, à cette grande liturgie collective. Cinq interdits mais aussi cinq prières, cinq rendez-vous successifs devant « Notre Père, Notre Roi ». Et au cours de ces cinq prières, de ces cinq téfilot, de ces cinq moments d’introspection et de jugement de soi, selon l’étymologie du mot téfila, ce verset toraïque qui sera chanté tel un refrain :

« Car en ce jour, il sera fait recouvrement (expiation) sur vous, pour vous purifier de toutes vos fautes (‘heth); devant l’Éternel (YHWH) vous serez purifiés. » (Lévitique 16).

Verset lu dans la parasha matinale, puis scandé aux Sélihoth (Prières de Supplications), comme si nous voulions rappeler à l’Éternel de ne pas oublier d’effacer nos fautes. En cette veille des grandes solennités d’automne penchons-nous sur la notion de « faute » dans notre tradition écrite et orale. Sommes-nous une religion centrée sur la (peur de la) transgression?

LE FONDEMENT DE LA FAUTE

Tout d’abord, qui dit « faute » dit règle violée. Brûler un feu rouge signifie transgresser la règle de l’interdit de rouler pendant que le voyant vermeil est affiché. Dans la logique de la Torah, le rapport à Dieu ne s’établit jamais sur une croyance théologique (ce que Dieu est en Lui-même), mais toujours par rapport à une Loi divine, une « législation révélée » selon l’expression de Mendelssohn. L’Éternel (YHWH) est trop saint, trop transcendant pour être perçu par nos esprits limités. « L’homme ne peut pas me voir et vivre » répond Dieu à la requête de Moïse (Exode 33:20). De plus, l’homme n’a pas été créé pour sonder les mystères du Ciel, mais pour « conquérir » la Terre, qui s’entend dans son contexte et dans la logique biblique, comme le projet de parachever l’œuvre du Commencement, d’aménager le monde selon l’éthique monothéiste, le tikoun olam, une notion si chère à nos mouvances libérales. Mais la transcendance de Dieu ne Le rend pas indifférent à Son monde. Au contraire, Il communique, par le phénomène prophétique, à travers Sa Loi, qui fonde ainsi la notion de bien et mal. La loi divine, lue sous cet angle, apparaît avec la création d’Adam au chapitre 2 de la Genèse, l’homo religiosus (à distinguer de l’Adam du premier chapitre qui se présente en être de nature, comme l’animal, soumis tous deux, aux seules lois instinctives de la survie et de la consommation). La Loi (quelle que soit la manière de la pratiquer, de l’orthopraxie la plus stricte au libéralisme le plus souple) oblige l’humain à penser son rapport au monde, en référence à cette Transcendance qui, le jour de Son Shabbat, s’est reposé… sur l’Homme. Si l’homme se trouve ainsi responsabilité, évidement il existera toujours un risque d’irresponsabilité, de refus d’envisager l’avenir de l’autre au nom de la satisfaction hégémonique de son propre désir.

UN VOCABULAIRE VARIÉ

La Torah connaît plusieurs termes pour parler de la faute, considérant qu’il existe différentes manières de s’écarter du droit chemin. Les principaux sont : •‘het ou ‘hatat = raté, et qui désigne le fait de rater la cible. Mais qui signifie aussi une « haie » qui limite et sépare deux espaces, d’ailleurs la forme du ‘heth, huitième lettre de l’alphabet hébraïque évoque cette barrière, comme ceci : ח.
Avon = iniquité, qui traduit une tortuosité dans le droit
Péshâ = faute par inadvertance, dont la sonorité rappelle le « péché ».
Avéra : transgression, qui désigne le passage de loi de Dieu à sa propre loi, (même racine qu’îvri, « hébreu », dont l’ancêtre Abraham a traversé l’Euphrate pour aller en terre promise.)
Asham = culpabilité.

Parmi les vocables, le plus mentionné en notre liturgie de Kippour sera ‘heth, déjà mentionné dans la parasha du matin, et également dans la prière âl ‘het « pour la faute » qui égrène tout type de transgressions, en pensée, en parole, en acte, volontaires, involontaires, etc. Dans la chronologie biblique, ‘heth apparaît en premier, et bien qu’il désignât le raté, le manquement, ou la haie, il a été traduit par le mot « péché » en passant par la Septante.

LA PREMIÈRE OCCURRENCE

On aurait pu penser que le mot « faute » apparaîtrait avec la transgression d’Adam et Ève, le célèbre « péché originel ». Or, dans tout ce récit fondateur, nulle mention d’une terminologie fautive. Le premier couple et le serpent subiront les conséquences de leur désobéissance, à savoir une disharmonie avec le monde de la nature, mais nulle rupture avec le divin Créateur. « L’image divine » par exemple ne se trouve pas entachée par la transgression, et cette noblesse spirituelle de chaque être humain, sera affirmée de nouveau à Noé (Genèse 9:6), qui inaugurera la nouvelle humanité après le déluge. La notion de « péché originel » dans la massivité de la lecture augustinienne ne s’entend pas du point de vue purement littéral, et seule une lecture théologique culpabilisante peut en ternir la clarté. C’est sans doute contre cette lecture du « péché originel » qu’historiquement les chantres de la synagogue des érudits d’Israël par ailleurs, ont composé la prière Elohaï néshama, récitée tous les matins, et qui déclare la pureté de l’âme individuelle. Alors à quand remonte le premier ‘het ?

LA FAUTE TAPIE

La première faute, nommément mentionnée, se rencontre au chapitre 4 de la Genèse, dans le célèbre récit de « Caïn et Abel ». Au moment où Caïn se trouve dépité et atterré par le refus de son offrande, Dieu auteur du refus, ne délaisse pour autant le personnage, mais l’encourage à s’améliorer sinon « la faute (‘hatat) est tapie à ta porte et toi domine-la ». Or de quoi traite ce récit ? D’une relation d’homme à homme à tisser en fraternité. Le texte biblique suggère déjà le clivage perçu et présenté par nos maîtres : la faute vis-à-vis de Dieu (faute religieuse d’Adam et Ève) et la faute vis-à-vis du prochain (faute morale Caïn et Abel). Si la Tradition orale (traité Yoma) considère la deuxième plus grave que la première, elle a sur quoi se fonder. Pour le judaïsme, le déicide restera inférieur au fratricide.

AUGUSTIN ET LE TALMUD

Au moment où les Pères de l’Église, dont Saint Augustin (354-430), élaborent leur théologie autour de la figure de Jésus, le Christ, les Tanaïm et les Amoraïm développent la législation pointue du permis et de l’interdit, du pur et de l’impur, de l’obligatoire et du facultatif, qui définissent les domaines d’actions individuelles pour poser le geste éthique le plus juste ; et bien sûr l’éthique ne peut se limiter à un énoncé général mais implique une vigilance de chaque instant, dans chaque détail. Saint Augustin voit dans la transgression d’Adam et Ève LA FAUTE par excellence, celle qui voue le genre humain aux gémonies, à moins d’être racheté par la mort et la résurrection du Christ. Sans ce sacrifice d’amour absolu l’homme ne pourra échapper au péché puisqu’il naît avec ; ici le péché est sexuellement transmissible. Ce péché originel renvoie à un pessimisme originel (influence de la tragédie grecque ?) sur les capacités de l’homme à choisir le bien, d’où la peur du péché. La tradition juive n’a pas basculé dans l’orgueil du salut personnel, comme l’affirment les évangélistes parlant des pharisiens, mais son regard sur l’homme est autre : si nous sommes responsables alors nous sommes fauteurs, la possibilité de la faute conditionne même l’éthique. Ainsi, le traité Guittin (43a) affirme-t-il : « Un homme n’accomplit les paroles de la Torah qu’après avoir trébuché sur elles ». On ne réussit jamais du premier coup. La faute nous fait grandir. Rabbi Nahman de Braslav à propos du verset (Proverbes 24:16) : « Le juste tombe sept fois et il se relève » s’interroge : « en quoi le fait de tomber fait de lui un juste ? Et de répondre : car « il se relève ».

LE POURQUOI DE KIPPOUR

Le rapport serein à la faute ne signifie pas qu’il ne faut pouvoir évacuer le poids de la transgression de la conscience individuelle et collective. Voilà la justification de Kippour. Son origine remonte au premier pardon de Dieu au peuple d’Israël après la faute du veau d’or, selon une exégèse rapportée par Rachi, Moïse descend en effet avec les secondes tables, celle du pardon, le dixième jour du septième mois (le 10 Tishri donc). Le jour de Kippour nous affirmons que l’Éternel pardonne toutes nos fautes, qui ne collent pas à l’âme, en suivant le processus de la teshouva : introspection de notre année écoulée, énonciation de nos fautes, engagement de ne plus récidiver ; car « Dieu ne veut pas la mort du méchant, mais qu’il revienne et qu’il vive » (Ézechiel 18:32).

1. Traduction grecque de la Bible datant du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, dont s’inspireront les Évangiles.
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2. Sens de la bénédiction “qui pardonne nos fautes (individuelles) et les fautes (collective) de ton peuple Israël.”
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