PENSER LE DIALOGUE

Tenou’a a rencontré l’archevêque Pierre d’Ornellas et Jean-François Bensahel, président de la synagogue de la rue Copernic (Union libérale israélite de France). Ensemble, ils dialoguent et œuvrent à rapprocher les deux communautés. Ils ont écrit Juifs et Chrétiens, frères à l’évidence, paru chez Odile Jacob, cinquante ans après Nostra Ætate, le texte qui définissait, en 1965, les nouvelles relations de l’Église catholique avec les religions non-chrétiennes.

Cinquante ans après, que symbolise Nostra Ætate, et tout particulièrement son quatrième paragraphe (“la religion juive”) ?

PIERRE D’ORNELLAS : C’est le symbole d’une renaissance : nous étions nés et pourtant il fallait renaître : le texte débute par l’idée que c’est en se scrutant elle-même que l’Église comprend son lien spirituel à la lignée d’Abraham.

JEAN-FRANÇOIS BENSAHEL : C’est avant tout le symbole de la main tendue et la reconnaissance d’une fraternité à partager. Même si ce n’était pas explicité ainsi à l’époque, loin de là, je l’entends comme un aggiornamento, comme un premier pas qui en suscitera bien d’autres, comme une demande implicite de pardon, comme une invitation à marcher ensemble pour l’édification d’un monde meilleur, un monde dans lequel la vérité n’est plus monopolisée.

Au début du XIXe siècle, le Pape Pie VII s’oppose à la modification de la liturgie du vendredi Saint qui parlait alors des juifs “perfides” au nom de ce qu’un “tel changement signifierait que l’église s’est trompée jusqu’ici”. M. Bensahel vient d’évoquer la demande de pardon que constitue Nostra Ætate. Y a-t-il une faute de l’Église à pardonner ?

PDO : Il y a un aveu dramatique dans Nostra Ætate : “L’Église a toujours devant les yeux les paroles de l’apôtre Paul”. Soit, mais si elle les avait “toujours devant les yeux”, pourquoi est-ce venu si tard ? L’Église a fait une vraie conversion spirituelle : le Pape Jean XXIII (l’initiateur de Vatican II), avec sa liberté intérieure extraordinaire, a compris. On peut résumer sa clairvoyance par cette phrase adressée à Jules Isaac : “Vous avez droit à beaucoup plus que de l’estime”. Cela se poursuivra jusqu’à la solennelle demande de pardon de Jean-Paul II à Jérusalem.

JFB : Souvent, chez certains juifs, on a tendance à considérer que les rapprochements entre l’Église et le judaïsme sont le fruit d’un calcul politique ou circonstanciel. C’est une grave erreur : il s’agit d’une démarche spirituelle, théologique, religieuse. C’est celle-ci qui porte celle-là. Et pas l’inverse.

PDO : Oui, d’ailleurs, ceux qui s’engagent dans ce mouvement, voient leur foi catholique grandir. Il ne s’agit pas ici de s’autoflageller pour se diminuer, mais de reconnaître, dans sa foi chrétienne et de façon claire, ce que j’appelle volontiers la “consécration” d’une fraternité entre Juifs et Chrétiens, à cause de Jésus. Bien sûr, nous nous sommes vraiment trompés quand nous nous attribuions la seule préférence de Dieu, le Verus Israël.

L’église catholique a-t-elle toujours comme projet de convertir les juifs au catholicisme ?

PDO : Vous savez, des Juifs, comme le dit le Shema Israël, aiment Dieu “de tout leur cœur, de toute leur âme et de toutes leurs forces”, plus que moi. Comment puis-je chercher à les convertir ? Certes, la variété qui existe au sein du judaïsme est étonnante, mais je vous assure qu’il y a aussi une variété dans le catholicisme, peut-être masquée par la visibilité du Pape, compris de l’extérieur comme “le chef”. Nous pouvons prier pour que vous soyez davantage fidèles à l’Alliance, à la Loi. Mais si des Catholiques veulent convertir les Juifs, ils se trompent. En effet, si nous écoutons les Évangiles, comme le fit saint Bernard, nous voyons que le salut est eschatologique [relève de la fin du monde, N.D.L.R.]. Le peuple juif nous aide à mieux entrer dans l’eschatologie : il permet de ne pas river nos regards chrétiens sur la seule histoire présente, mais aussi en direction de la fin.

Le Judaïsme et le Christianisme sont-ils, du point de vue de la théologie, de la doctrine, réconciliables ? Ne portent-ils pas des conceptions du monde très éloignées ?

PDO : Il faut au moins deux regards qui se croisent pour commencer à saisir le réel. Le christianisme a trouvé son lieu d’expression dans l’empire gréco-romain dont la rationalité a servi, quitte à en modifier le sens initial, à forger les concepts du christianisme. Parallèlement, la formalité conceptuelle rabbinique n’a pas accepté l’hellénisation. Aujourd’hui, nous sommes à un moment de l’Histoire où nos deux rationalités différentes peuvent et doivent se rencontrer. Si nous parvenons à croiser nos rationalités respectives et à nous écouter, nous pouvons produire quelque chose de lumineux pour le monde.

JFB : Il y a complémentarité entre nos conceptions du monde, et non pas opposition. Ce qui nous sépare, c’est la question messianique. Pour les Chrétiens, c’est le règne du déjà-là – Jésus-Christ est le Messie déjà venu – tandis que nous, nous sommes dans le règne du pas-encore – le Messie n’est pas encore venu. Je suis convaincu que nous avons besoin de cette complémentarité des deux visions messianiques pour progresser, chacun de nous, chacun pour nous et chacun pour l’autre, mais aussi pour la marche du monde. Si on parvient à penser ensemble le déjà-là et le pas-encore, alors on touche à quelque chose de l’ordre de la béatitude.

Vous êtes ici entre gens de bonne volonté qui avez fait le choix du dialogue. Mais dans la vie quotidienne de nombre de juifs et de catholiques, au mieux, on ne voit pas bien à quoi cela pourrait servir, au pire, on continue d’enseigner à ses enfants de s’éviter mutuellement, précisément au nom du religieux. Comment lutte- t-on contre ça ?

JFB : Al-tira’ou, “N’ayez pas peur”, dit Joseph à ses frères, Genèse 50:19.

PDO : Jésus reprend ce mot ! Tous, nous avons des peurs au fond de nous. Ces peurs, parce que non élucidées, sont perçues au quotidien comme des réflexes positifs. La peur est le contraire de la religion, et on ne lutte contre les peurs que par une instruction religieuse plus profonde.

JFB : Il est vrai que le judaïsme, le judaïsme rabbinique dont nous sommes issus, s’est formé en contradiction avec le christianisme, en développant l’idée que c’était une idolâtrie. Et cette idée demeure parfois. Or c’est une compréhension erronée du christianisme qui rend le culte au même Dieu que le nôtre, au Dieu d’Israël, avinou shebashamayim. Il est important d’expliquer que, certes, selon des modalités différentes, les Chrétiens croient au même Dieu que nous, ont leur façon de vivre la révélation faite à Israël, mais que nous sommes dans la même arche d’alliance, nous avons la même vision de la fin de l’Histoire, de la justice et de la paix universelles. Le christianisme est un héritage possible de la religion d’Israël, une interprétation, il n’est donc pas ennemi. Bien sûr il y a un effort à faire pour admettre cela, mais nous vivons un moment historique inouï qui nous permet de l’envisager désormais.

On a l’impression depuis 70 ans que, globalement, ça va plutôt bien entre juifs et chrétiens. Est-ce que c’est fait ? Sommes-nous apaisés ? Ou faut-il continuer à bâtir et demeurer vigilants ?

JFB : Cette rencontre absolument essentielle ne fait que commencer. Il y a eu le moment Nostra Ætate, après vingt siècles d’affrontement, mais ce moment n’est qu’un début sur une route sur laquelle chacun de nous, selon son identité religieuse, selon sa vocation spirituelle, sera amené à évoluer dans sa compréhension de l’autre et donc du monde. Nous avons encore tant à découvrir au fond de nous-mêmes, et chez l’autre, tant à inventer. Nous n’avons fait que le premier pas ; la bonne nouvelle, c’est que nous allons en faire ensemble de nombreux autres.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan