Penser l’extériorité

© Willy Verginer, La Notte di San Lorenzo, 2019, Wood, Acrylic and Gold Leaf, 220x140x18 cm
Courtesy Zemack Contemporary Art, Tel Aviv

Je me promène dans les allées des dictionnaires, chemins forestiers où les mots plongent leurs racines dans les profondeurs d’une histoire voyageuse multiséculaire. Je rêve et flâne d’un mot à l’autre, d’une racine à l’autre, je les respire, les rapproche, les compare, les combine, les conjugue, les sépare, les oppose, les fraternise, les cousine aussi. S’ils vivent ensemble sur la même page, sans doute ne sont-ils pas si étrangers les uns avec les autres!
Ainsi Bar. Un des mots les plus célèbres de la langue hébraïque, grâce à cette cérémonie, la bar mitsva, encore au centre liturgique et festif de tous les courants du judaïsme, même si l’on peut rencontrer des variantes de ce rite d’initiation d’une communauté à l’autre. Un rituel dont le noyau reste la lecture d’un passage de la Torah et l’exposé sous forme de discours, drasha en hébreu, que prononce le ou la bar/ bat mitsva après la lecture ou lors du repas de fête donné à cette occasion1 .

LE FILS, LA FORÊT ET LE SANGLIER

Mais que signifie bar ? Une habitude, bien installée, nous fait traduire « fils ». Certes c’est une traduction juste mais ce n’est pas la première ni la seule. Selon les dictionnaires et en particulier selon le Jastrow2 , le mot est à la fois hébreu et araméen et son premier sens ouvre des pistes inattendues. Bar c’est tout d’abord le « sol non cultivé », la « forêt », la « prairie ». Ce qui s’oppose au mot yishouv, le « lieu habité »3 . En découle l’opposition entre « sauvage » et « domestique » et en particulier pour parler des animaux. On trouve par exemple l’expression shor habar, « le bœuf de la prairie », le « buffle ». ayil habar, le « bélier forestier »4 , hazir shel bar, le « porc sauvage ».

SAUVAGE ET DOMESTIQUE

Comment entendre ce premier sens dans l’expression bar mitsva ? Peut-être comme mouvement, comme passage du bar à la mitsva, du « sauvage » au « domestique ». Ce serait notre célèbre dialectique de la nature et de la culture qui se dirait par cette expression bar mitsva.

L’INTÉRIEUR ET L’EXTÉRIEUR

Le second sens donné approfondit le premier et lui est corollaire : bar signifie « clair », « visible », d’où la « surface », « l’extérieur », opposé à tokh, « l’intérieur ». On trouve par exemple dans le traité talmudique Yoma 72b l’expression tokho kebaro à propos « d’un érudit dont l’intérieur n’est pas comme son extérieur ». Il faut peut-être comprendre que c’est parce qu’il est sauvage, qu’il n’est pas enfermé dans une écurie ou une maison, qu’il est visible dans les champs, à l’extérieur.
Ce mot bar comme désignant « l’extérieur » a donné lieu dans le Talmud à de belles expressions parfois même emprunte d’humour : « Quelqu’un te demande à l’extérieur ! » ou « N’y a-t-il pas quelqu’un qui te demande à l’extérieur ? » Une façon polie de demander à quelqu’un de sortir de la pièce ! Cette extériorité du bar se retrouve dans d’autres sens encore, comme l’extériorité d’un texte par rapport à un corpus officiel. Ainsi une mishna non retenue dans le corpus mais qui est malgré tout intéressante pour la construction et la compréhension de la halakha se nomme une baraïta : « celle qui est à l’extérieur » du corpus.

ENTRER AU SEIN DE L’ÉQUIPE

Nous comprenons ainsi que le jeune bar mitsva un passage de l’extérieur de la cour de récréation à l’intérieur de la synagogue où avec les adultes il fait maintenant société.
« Société » tel est bien le sens du mot mitsva, c’est-à- dire qui rentre dans le monde ordonné par des lois. Le « groupe », l’« équipe », c’est dire un ensemble de personnes qui « fonctionnent » ensemble se dit en hébreu tsévèt.

L’EXTÉRIORITÉ COMME ESSENCE DES INSTITUTIONS ET EN PARTICULIER DU LANGAGE

Mais je crois que c’est Durkheim qui est au plus près du sens de cette extériorité quand il écrit :
La grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines est que, dans les premières, l’individu est gouverné exclusivement du dedans, par les instincts (sauf une faible part d’éducation individuelle, qui dépend elle-même de l’instinct) ; tandis que les sociétés humaines présentent un phénomène nouveau, d’une nature spéciale, qui consiste en ce que certaines manières d’agir sont imposées ou du moins proposées du dehors à l’individu et se surajoutent à sa nature propre : tel est le caractère des « institutions » (au sens large du mot), que rend possible l’existence du langage, et dont le langage est lui-même un exemple. Elles prennent corps dans les individus successifs sans que cette succession en détruise la continuité ; leur présence est le caractère distinctif des sociétés humaines, et l’objet propre de la sociologie.

L’enfant, certes déjà éduqué, entre sous le joug de la loi du groupe. Il passe de la liberté de sujet autonome à la liberté d’un sujet social qui invite à un être ensemble dans le même lieu, sous le même toit où chacun doit prendre l’autre, extérieur en considération. Découverte de l’altérité et de son éthique. Je pense que Levinas fut traversé du sens de bar-mitsva quand il donna comme sous-titre à son célèbre Totalité et infini : Essai sur l’extériorité 5 .

Mais il y a encore d’autres sens de ce mot bar qu’il faut continuer à découvrir. Et certains sont totalement surprenants !

LE « PUR » ET LE « GRAIN »

Le dictionnaire Jastrow 6 nous apprend que le mot bar se décline aussi en bara, ou bera avec les sens de « forêt », « fils », « extérieur », nous venons de le voir et il rajoute aussi le verbe « créer », bara, comme dans le premier verset de la Torah beréshit bara.
Mais deux sens plus inattendus surgissent dans le dictionnaire, celui de « pur » et de « grain ». Deux sens qui dérivent du verbe barar, qui signifie « choisir », « trier », « élire ». Un métal devient pur quand on l’extrait de ses impuretés qui peuvent en être la gangue, tout comme le grain est le résultat du vannage. Le « vannage » et « vanner » deviennent des mots-clefs de la bar mitsva et il faut en examiner dès lors le sens littéral et le sens figuré.
Le dictionnaire est ici précieux et j’aime consulter le CNRTL toujours très complet et riche de citations littéraires un peu surannées qui donnent un charme particulier à la recherche. En effet, qui lit encore

Pesquidoux ? Qui lit encore Michel Guillaume Jean de Crèvecœur, dit J. Hector St John ? Et qui a déjà lu Léon Cladel, l’auteur d’une Juive-errante ?

Voilà ce que l’on trouve à l’entrée « Vanner »
“AGRIC. Débarrasser les céréales des impuretés qui les accompagnent en les secouant dans un van ou dans tout ustensile en tenant lieu. Vanner le grain, l’avoine.
1. [Le suj. désigne une pers.] Voici les gerbes ! … Elles nous ont coûté de la peine, c’est vrai ; mais nous allons les battre, les vanner, les cribler (Erckm.- Chatr., Hist. paysan, t. 1, 1870, p. 137). Quand le moissonneur vanne son blé, on voit s’envoler au vent les pailles légères et l’écorce du grain (Alain, Propos, 1929, p. 834).
Empl. abs. Pelle à vanner. Il vannait, il raccommodait des filets, il équarrissait (…), affûtait des pieux (Cladel, Ompdrailles, 1879, p. 140).
P. anal. Quand on a séparé le blé de la paille, on la vanne, si je puis dire, à la fourche, de préférence lorsqu’il y a du vent. C’est un très beau spectacle que celui de tous ces hommes qui, d’un grand geste circulaire, lancent les chaumes vers le ciel où ils se dispersent au milieu d’un nuage de poussière dorée (T’Serstevens, Itinér. esp., 1963, p. 264).
2. [Le suj. désigne une machine agricole] Je les verse [les boisseaux de blé] ensuite dans la trémie de ce petit moulin à ventilateur, qui, mis en mouvement par le même courant, le vanne et le crible (Crèvecœur, Voyage, t. 2, 1801, p. 40). Aujourd’hui une machine à vapeur bat et vanne à la fois le blé (…). Elle happe et elle broie à la manière d’une bête féroce qui s’assouvit (Pesquidoux, Chez nous, 1921, p. 146).
Empl. pronom. passif. Une autre gerbe succède et une autre encore, une autre toujours. Et le grain pleut sur les cribles, y saute, s’y trie, s’y vanne sous les pelles qui l’éventent (Pesquidoux, Livre raison, 1925, p. 60).

LA BAR MITSVA : ACQUÉRIR UN ESPRIT QUI SAIT « VANNER »

Mais comment articuler ce sens « agricole » avec la bar mitsva ? C’est le sens figuré de cet acte de « vanner » qui va nous proposer une piste !
“ − Au fig.
1. Opérer un tri minutieux, épurer, purifier. Que sont ces éplucheurs, ces hommes importants Qui vannent le langage et qui passent leur temps À définir les mots par ordre alphabétique Auprès de ce géant du monde poétique [Hugo] ? (Pommier, Crâneries, 1842, p. 41).
2. Soumettre à un examen détaillé, à une critique sévère. Synon. passer au crible (v. crible 1 ). Il ne s’était pas rencontré de ministre qui eût pris sur lui d’avoir une opinion (…) sans que cette opinion, cette chose, eût été vannée, criblée, épluchée par les gâte-papier (…) de ses bureaux (Balzac, Ferragus, 1833, p. 136).

Ainsi bar mitsva c’est devenir adulte, c’est-à-dire entrer dans le monde des adultes en acquérant ce qu’on appelle aujourd’hui de façon un peu galvaudée « l’esprit critique », qu’un retour aux gestes des paysans éclaire non seulement avec plus de poésie mais avec plus de finesse. Comme dit Balzac mais ici à entendre sans ironie, il faut que chaque opinion soit « vannée », « criblée », « épluchée ». Et si un jour Levinas a pu retourner le sens du mot « philosophie » comme « amour de la sagesse » en « sagesse de l’amour », ne peut-on pas à notre tour, ne doit-on pas, retourner la bar mitsva en « mitsva du bar » en obligation à « vanner », à ne pas nous en laisser compter par la doxa, l’opinion commune, à nous poser la question du prophète Ezéchiel, ou du moins l’entendre !

Ezéchiel, en effet, qui en une grande tirade lyrique, s’opposa à cette manière de parler et de penser à partir l’opinion non passée au crible de l’esprit critique, en usant d’un verbe rare, « proverbiser », qui ne pouvait qu’attirer l’attention et l’oreille du lecteur :
Et la parole du Dieu-tétragramme vint à moi, disant : Pourquoi allez-vous proverbisant dans la terre d’Israël, disant : Les pères mangent du raisin vert, et les dents des fils en sont agacées ? Par ma vie, dit le Dieu Adonaï-tétragramme, si vous usez encore de ce proverbe en Israël ! Voici, toutes les âmes sont à moi ; comme l’âme du père, ainsi aussi l’âme du fils est à moi : l’âme qui péchera, celle-là mourra. […] L’âme qui a péché, celle-là mourra. Le fils ne portera pas l’iniquité du père, et le père ne portera pas l’iniquité du fils ; la justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui.7

L’invitation du prophète Ezéchiel est de sortir de ce langage préfabriqué des institutions, de sortir de la « proverbialisation », des formules et des préjugés, fussent-ils nimbés d’une tradition spirituelle forte.

LA BAR MITSVA : METTRE FIN AUX PAROLES QUI PROVERBISENT !

Ainsi, la bar mitsva, ou la mitsva d’entrer dans le monde du bar, ou le monde du « van » ou du « crible », a pour but de mettre fin aux paroles qui « proverbisent », que Roland Barthes a aussi si énergiquement combattues, non pas une épée à la main, (sauf celle qui aurait pu être de l’académicien), mais de façon plus proustienne (et sans doute en hommage à Françoise, la cuisinière de La Recherche, une cuillère à la main), pour se porter « systématiquement là où il y a solidification du langage, consistance, stéréotypie ».
Combat, cuillère à la main, pour récuser le sens solidifié, la sauce gélatineuse ou congelée des prêt-à-signifier, dont la société, tout en les dénonçant, est toujours friande, « pour, telle une cuisinière vigilante, s’affairer, veiller à ce que le langage ne s’épaississe pas, à ce qu’il n’attache pas »8

Et quel miracle et quelle joie de découvrir que c’est précisément l’une des significations que le dictionnaire qui nous sert de référence ici donne au verbe « vanner » :
“ 2. ART CULIN. Remuer une sauce, une crème épaisse pour éviter la formation d’une peau au moment de son refroidissement. Incorporez le parmesan râpé (…). Vannez pour bien mélanger, rectifiez l’assaisonnement (Gdes heures cuis. fr., P. Montagné, 1948, p. 189)9 .

UN HOMMAGE À RACHI

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car il y en a une autre de taille, un véritable hidoush (innovation/surprise) comme on les aime et qui, de joie, fait danser sur les tables ! Et c’est encore le dictionnaire qui nous l’offre. Un vrai cadeau : découvrir que la première et la plus ancienne occurrence en français du mot « van » se trouvent dans les gloses de Rachi :

Étymol. et Hist. 1. xie s. judéo-fr. « secouer le grain dans un van pour en enlever les impuretés » (Raschi, Gl., éd. A. Darmesteter et D. S. Blondheim, t. 1, p. 144)10

Mazal tov !

1. Voir Françoise-Anne Ménager et Marc- Alain Ouaknin Bar-Mitsva, un livre pour grandir, Assouline, 2005 et en anglais Bar Mitzvah : A Guide to Spiritual Growth, Assouline 2005. On consultera aussi Françoise- Anne Ménager et Marc-Alain Ouaknin, « La Bar-Mitsva, un rite de passage », dans le Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse (direction David Le Breton et Daniel Marcelli), PUF, 2010. Il est intéressant de noter que ce rite de passage avec cette lecture et le commentaire au centre du rituel se retrouve dans l’examen de Français aujourd’hui retenu pour toutes les classes de premières quelles que soient les filières. Cf. https://www. etudes-litteraires. com/bac-francais/ epreuves.php
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2. Dictionary of Targumim, Talmud and Midrashic Literature, by Marcus Jastrow (1926), p. 188 et 189.
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3. cf. Mishna Kilayim. VIII, 6 et Talmud traité Houlin 80a.
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4. Yerushalmi Shabbat XIV, 14b.
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5. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Nijhof, 1961.
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6. ibid.
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7. Ézéchiel, chap. 18 (traduction personnelle)
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8. Roland Barthes par Roland Barthes, chap. 7, Éd. du Seuil, 1975, p. 92
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9. https://www.cnrtl.fr/ definition/vanner
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10. https://www.cnrtl.fr/ definition/vanner
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