Interdit de synagogue

© Assaf Rahat, Untitled from the series Night of the Minotaur, 2018, tempera on Paper, 150×105 cm
Courtesy of Chelouche Gallery for contemporary art, Tel Aviv

À BIEN DES ÉGARDS, MA BAR MITSVA REPRÉSENTA L’ÉVÉNEMENT LE PLUS TRAUMATIQUE DE MON EXISTENCE.

Rien que d’y penser, j’ai les papillotes qui en frémissent d’effroi. Si après cette tragique mésaventure, je n’ai pas renoncé au judaïsme, ce fut plus pour conforter ma mère dans l’idée que j’étais le digne descendant de Moïse que par adhésion à une religion assez sadique pour obliger un tout jeune homme haut comme trois pommes à gravir l’autel de la synagogue afin d’ânonner un bout de parasha auquel il ne comprenait rien et ce devant un parterre faussement ébahi.

Ce jour-là, je ne devins pas un homme – ridicule et sinistre plaisanterie ! –, non ce jour-là, je connus seulement le goût amer de la défaite, de l’humiliation en public, de l’intime tragédie d’un enfant innocent plongé dans l’enfer d’une synagogue chauffée à blanc. Je connus aussi ma première attaque de panique, ma première crise d’angoisse, ma première envie de défenestration quand, dans la voiture qui me menait à l’échafaud, je songeais que sitôt arrivé, je devrais non seulement affronter le regard d’une foule plus ou moins hostile mais aussi celui de l’Éternel dont je connaissais déjà le caractère ombrageux et volatil. Je tremblais. J’avais le regard affolé d’une biche quand elle vient de découvrir, planqué dans les buissons, un chasseur aviné. J’étais si pâle que ma mère crut bon de me pincer trois fois les joues afin de laisser le sang circuler à nouveau : « Qu’il est beau mon fils, toutes les têtes qu’il va faire tourner maintenant qu’il va devenir un homme ». En attendant, c’était ma tête qui me tournait tandis que mon estomac jouait à l’ascenseur avec mes viscères. Si seulement nous pouvions avoir un accident. Si seulement on pouvait percuter un platane. Si seulement on perdait une roue avant de déranger dans son sommeil le lion de la Place Denfert-Rochereau. Voilà à quoi pensais-je pendant que nous traversions les rues de Paris, ces rues qui m’apparaissaient alors comme les différentes étapes d’un interminable chemin de croix.

Hélas, nous arrivâmes sains et saufs à l’entrée de la synagogue. Elle était aussi pleine que le stade Geoffroy-Guichard un soir d’épopée européenne ou lors des adieux de Brel à l’Olympia. J’allais jouer à guichets fermés. Partout où mon regard se posait, je découvrais qui un oncle qui un cousin qui une grand-mère, la famille au grand complet réunie pour fêter en grande pompe mon entrée dans la communauté des hommes. Je leur souriais comme sourit de toutes ses dents l’idiot du village quand on lui demande les horaires de fermeture de la piscine municipale. J’avais cessé de trembler ; j’étais tout à fait mort. Mort de peur. De trouille. D’épouvante. Un moment, dans la panique qui était la mienne, je crus avoir perdu ma kippa ; elle s’était juste perdue dans le col de mon costume, mon tout premier, acheté à prix d’or dans une boutique de la rue de Rennes. Un costume si agréable à porter que j’avais beau me contorsionner dans tous les sens, il me restait collé à la peau comme un linceul s’amourache d’un cadavre à l’heure de la mise en bière. Mon professeur vint me saluer. C’était un rabbin aspirant qui deux fois par semaine s’était traîné jusqu’à notre domicile pour m’enseigner les rudiments de l’alphabet hébraïque et les grands principes du judaïsme. Dès la première séance, cet ahuri de la Torah m’avait pris en grippe. Je lui posais un milliard de questions sur le pourquoi du comment, la création de l’univers, la fin des mondes, la raison pour laquelle on ne devait pas manger de crevettes au sabot fendu, de cochons à la peau écaillée et quand je lui avais demandé si Dieu lui-même croyait en Dieu, il m’avait contemplé comme si je venais de lui demander la permission de me livrer en direct aux joies de l’onanisme, pratique dont je venais à peine de découvrir les charmes ineffables. Je n’avais rien retenu de tous ses savants exposés ; après chacune de ses visites, ce traître à la barbe embrouillée se plaignait de mon indolence auprès de mère qui à son tour me menaçait de me priver de couscous si je continuais à afficher pareille désinvolture.

Quand ce fut mon tour de lire la parasha, j’avais tout oublié de son enseignement ; je contemplais les caractères hébraïques comme s’il s’agissait de reliques appartenant à un monde qui m’était parfaitement inconnu. Je me tournais vers mon délateur de rabbin mais ce dernier avait disparu ou alors il était parti pisser. J’étais seul au monde. Le grand rabbin de la synagogue toussota et me poussa un peu plus avant comme s’il voulait m’immerger dans le grand bain de la connaissance. Je regardais mes parents qui me regardaient tandis que je les regardais me regarder. Mon oncle me photographiait comme si nous étions au festival de Cannes. L’univers entier me dévisageait et l’Éternel lui-même retenait son souffle. Dans cette synagogue qui sentait la poussière des siècles, le lent et inexorable passage du temps, la douloureuse évocation des traumatismes passés et à venir, je me sentais comme naufragé. À l’oreille on me souffla les premières paroles et péniblement je me mis à hennir la suite. De ma gorge sortaient des sons qui n’avaient rien d’humain. On eût dit les glapissements d’un chameau qui se serait retrouvé sur la passerelle du Titanic à l’heure de son naufrage, ou les jappements déplorés d’une soprano quand elle vient de découvrir que le chef d’orchestre la trompe avec la flûtiste du troisième rang. Ce fut juste atroce. Je m’entendais et plus je m’entendais, plus je perdais pied. Vers la fin, je ne chantais même plus, je hurlais, j’expectorais, je sanglotais, je gémissais, j’aboyais, je vomissais des couplets qui montaient dans le grave des aigus, et redescendaient dans les basses-fosses de la plus grande déréliction sonore jamais recensée dans aucune synagogue au monde. Quand j’en eus fini, j’avais vieilli d’une dizaine d’années. Mon innocence s’en était allée à tout jamais. En un instant, je venais de comprendre que ma vie serait tout sauf un conte de fées.

Depuis ce jour maudit, je suis interdit de synagogue. Je suis fiché B. Sitôt que je me présente aux portes d’un établissement religieux, on me barre la route et on me demande de rebrousser chemin. Mon visage est connu dans tous les temples du pays. Et même en Outre-mer. Comme un vulgaire joueur de casino qui aurait trop abusé de sa passion, je n’ai plus le droit d’assister à aucun office religieux. Même celui de Kippour. Je suis un pestiféré, la honte du judaïsme hexagonal. Comme hélas, tout a été filmé, à chaque nouveau communiant, on lui montre des séquences choisies de ma prestation comme l’exemple à ne pas suivre.

Afin de retrouver le chemin des synagogues, j’ai dû m’exiler au Canada. Là personne ne me connaît. Du moins pas encore. La semaine prochaine, je suis invité à la bar mitsva du fils d’un ami.

L’heure de ma revanche a sonné.
Elle sera terrible.
Terrible.