Pessah: le prix de notre liberté

© Tal Mazliach, Untitled, 2021, Oil on wood, 120×120 cm
Courtesy of the artist and Alon Segev Gallery, Tel Aviv – www.alonsegevgallery.com

Vous connaissez sûrement le célèbre adage selon lequel il serait possible de résumer toute fête juive en trois phrases : « Ils ont essayé de nous tuer. Nous avons survécu. Mangeons ! ». Bien sûr, comme tout bon witz, celui-ci recèle une part de vérité. C’est incontestable : de nombreuses fêtes du calendrier hébraïque tournent autour de narratifs de résilience, de la joie d’être (encore) là et de pouvoir le célébrer ensemble autour d’un délicieux repas. Mais les histoires que nous racontons en ces occasions ont aussi leur part d’obscurité, que nous aurions tort de chercher à gommer.

Ainsi, à Pourim, nous nous réjouissons du sauvetage du peuple par la reine Esther, mais le récit prend une tournure bien plus sombre au chapitre 9 de la méguila, lorsque nous lisons que, dans un complet retournement de situation, les Juifs tuèrent 75 000 de leurs ennemis. Mordekhaï, l’oncle d’Esther devenu premier ministre, les avait autorisés au nom du roi Assuérus à éliminer jusqu’aux femmes et aux enfants 1. Firent-ils usage de cette autorisation ? Le texte ne le précise pas. Il n’en reste pas moins que le décret royal fait planer un douloureux doute sur le sort réservé aux innocents. Faut-il pour autant cesser de lire ce chapitre, ou le réécrire, comme certains rabbins l’ont suggéré cette année ? Ne faut-il pas au contraire considérer sa lecture comme l’occasion de réfléchir à la façon dont nous réagissons lorsque nos vies sont menacées ?

De la même manière, l’histoire que nous répétons chaque année à Pessah comporte sa part de tragédie. Il s’agit d’un récit de libération, certes… mais à quel prix ? Bien que l’on évite généralement de s’y attarder, les dix plaies que nous listons lors de la lecture de la haggada frappent les Égyptiens de façon indiscriminée, pour le coup, femmes et enfants compris. Alors que la faute est par nature individuelle, le châtiment, ici, est collectif. À l’issue de la dernière plaie, celle de la mort des premiers nés, le texte dresse un bilan implacable : « Il ne se trouvait pas une maison sans un mort » 2. Le juste, aurait-il, cette fois-ci, péri avec le coupable ? Le juge de la toute la terre n’aurait-il pas, en Égypte, été injuste ? Comment, dans ces conditions, nous réjouir pleinement de notre libération ?

L’exégèse traditionnelle n’ignore pas les dilemmes moraux posés par le texte. Le Talmud 3 rapporte qu’au moment du passage de la Mer des Joncs, alors que les eaux venaient de se refermer sur les armées de Pharaon, Dieu aurait ainsi réprimandé les Anges qui auraient voulu entonner un chant : « L’œuvre de Mes mains s’est noyée et vous voulez chanter ? ! » Cette tradition nous rappelle que nous ne devrions, idéalement, jamais nous réjouir de la mort de nos ennemis, quand bien même ils auraient directement menacé nos vies.

Certains éléments du rituel de Pessah reflètent ce souci d’humanisation de nos ennemis. Durant Hol haMoed 4, par exemple, nous ne récitons pas le Hallel 5 en entier, afin, selon certains commentateurs 6, de nous souvenir du prix payé par les Égyptiens pour notre liberté. De même, d’après certaines interprétations 7, nous retirons une goutte de vin de notre coupe à chaque plaie mentionnée lors du séder afin de réduire notre joie à hauteur des tourments endurés par nos adversaires.

Pourtant, malgré ces précautions rituelles, force est de constater que le récit que nous faisons de la sortie d’Égypte laisse en général peu de place à l’empathie pour ses habitants. Sauf exception, l’histoire est racontée du point de vue des Hébreux, et des Hébreux exclusivement. Est-ce parce que le texte que nous lisons, celui de la haggada, n’évoque les plaies que de façon abstraite, en les listant, voire en les réduisant à un acronyme mnémonique, sans aucun des détails descriptifs gore que l’on trouve dans le texte biblique ? Est-ce parce que le texte biblique lui-même tend à traiter les Égyptiens comme un bloc, sans isoler d’individus incarnés auxquels le lecteur pourrait s’identifier ? Est-ce parce que nous sommes tous un peu imprégnés de l’idée selon laquelle les plaies auraient été infligées middah k’neged middah, mesure pour mesure, et donc dans une forme de justice malgré leur dimension de punition collective ?

Un élément de réponse est peut-être à aller chercher dans les textes, et plus précisément dans une tension que l’on trouve entre Torah écrite et tradition orale. Si, d’après la tradition orale déjà citée, Dieu réprimande les Anges pour avoir exprimé leur envie de chanter, il faut noter que, dans la Torah écrite, il n’agit aucunement de la sorte avec les Hébreux, qui pourtant entonnent au même moment un chant joyeux 8. Pourquoi une telle différence de traitement ? Pourquoi les Sages du Talmud imaginent-ils un Dieu rabrouant les Anges pour une simple intention quand, chez les Hébreux, il ne sanctionnerait même pas l’action ?

Ce que vient dire ce décalage, c’est peut-être, justement, que les hommes ne sont pas des Anges. Que nous ne pouvons réalistement attendre d’eux (c’est-à-dire de nous-mêmes) qu’ils pleurent la mort de leurs oppresseurs au moment même où ils célèbrent leur liberté. Et en même temps, la voix du midrash nous dit que nous ne saurions nous satisfaire de cette vision purement (et tristement) réaliste de l’humanité. Que nous devons aspirer à autre chose. À un idéal de compassion radicale. Un horizon que nous ne devons pas nous attendre à atteindre mais auquel, pour autant, nous ne devons jamais renoncer.

Alors, comment célébrer Pessah malgré la tragédie qui se cache dans les interstices de son récit ? Précisément en regardant la tragédie en face. En sortant les victimes des interstices. En assumant la complexité, en reconnaissant les injustices. En nous tenant en permanence sur cette ligne de crête : nous réjouir comme des hommes, tout en aspirant à la compassion des Anges. Célébrer notre liberté, sans jamais oublier le prix que d’autres ont eu à payer.

1 Esther 8,11
2 Exode 12,30
3 Méguila 10b, Sanhédrin 39b
4 Les jours non chômés de la semaine de Pessah
5 Chant de louange associé aux fêtes
6 Yalkut Shimoni, Parashat Emor, paragraphe 654 ; Taz, Orach Chaim 490,3 ; Chavot Yair 225
7 Rabbi Dr Eduard Baneth, Der Sederabend, Berlin, 1904 ; Rabbi Samuel Price, Outlines of Judaism, New York, 1946 ; Dr Joshua Kulp, The Schechter Haggadah, Jérusalem, 2009
8 Exode 15