“Quelque chose s’est brisé”

Lorsqu’il s’installe en Israël il y a quarante ans, le philosophe Michaël Bar-Zvi le fait sans se départir de son attachement à la France, et veut enrichir ses deux cultures. Aujourd’hui, il constate que les nouveaux immigrés français en Israël arrivent dans une situation de rupture avec leur pays d’origine.

Dans « Israël et la France: L’alliance égarée », il décrit et explore cette alliance ancienne sinon antique entre les juifs et la France, une alliance qui semble aujourd’hui appartenir au passé.
Éditions les Provinciales, 2014, 15€

Les juifs et la France, une alliance du passé ?

ENTRETIEN AVEC MICHAËL BAR-ZVI, PHILOSOPHE

Pourquoi avez-vous voulu écrire ce livre ?

Lorsque j’ai quitté la France pour faire mon alyah, je l’ai quittée avec un amour de la France et en apportant la culture française dans laquelle j’avais été élevé, dans l’idée qu’elle pourrait enrichir mon alyah et qu’il y avait entre ces deux nations une forme de fidélité et des racines spirituelles communes. Depuis quelque temps, je constate que les juifs qui font leur alyah sont en situation de rejet : à la fois eux-mêmes rejettent parfois la France, mais aussi se sentent rejetés. Quelque chose s’est brisé.

Dans votre livre, vous semblez dire que la mythologie nationale française s’appuie sur l’histoire des hébreux, pouvez-vous nous l’expliquer ?

Lorsque la nation française se forge en tant que nation pour devenir ensuite le royaume de France, c’est à partir d’un certain modèle, un modèle biblique au sens historique. Tous les premiers textes fondateurs de la France en tant que royaume, son unité nationale, s’appuient sur une conception juive, voire biblique, de la politique ; ils s’inscrivent dans cette idée que la France a une mission par rapport à ses habitants mais aussi une mission universelle. La France s’est conçue en tant que nation dans la lignée des Rois d’Israël – les symboles mêmes de la royauté en France sont ceux du Roi David.

Pourquoi alors la France a-t-elle été l’un des paradis des théoriciens de l’antisémitisme ?

L’antisémitisme est une forme de balancier idéologique que l’on retrouve partout, qui change de forme et de camp selon les époques mais survit toujours. C’est justement la nature de cette haine polymorphe qui s’appelle antisémitisme : aujourd’hui on déteste les juifs pour les raisons pour lesquelles on les tolérait auparavant et inversement. Plus profondément, l’idée fondamentale du lien spirituel entre Israël et la France est la notion d’élection, parce que le peuple juif est un peuple élu, qui se sent investi d’une mission ; et le peuple français, lorsqu’il se considère comme nation, le fait justement à partir de cette idée d’élection. Une partie des théoriciens politiques refusait l’idée qu’il puisse y avoir deux peuples élus sur une même terre, ce qui a expliqué certaines persécutions. A contrario, d’autres penseurs affirment que c’est au nom de cette notion d’élection que le peuple juif doit être protégé en France.

La France, pourtant, avec la révolution, ne refuse-t-elle aux juifs la légitimité d’être un peuple ?

Le début de la rupture, de la séparation, effectivement, c’est la Révolution française : à partir du moment où la France se place justement dans cette vision universaliste et presque messianique, elle ne peut accepter l’idée des Juifs comme nation. Elle a donc offert aux Juifs une émancipation individuelle en niant leur nature de peuple. Quand on enlève au peuple juif sa nature de nation et de peuple, on le place en situation de rejet de son appartenance et on l’incite à l’assimilation individuelle. Le résultat en est quelque chose d’assez curieux dans le monde moderne : les Juifs sont encore là comme Juifs, l’antisémitisme également, sous de nouvelles formes et, pour ne plus parler de « peuple juif », on va inventer l’idée du « génie juif », un concept absurde que nul ne peut définir.

Pourquoi la France est-elle le seul pays occidental dans lequel l’antisémitisme trouve non seulement une expression verbale virulente, mais également une expression meurtrière ces dernières années ?

La France se perd dans des idéologies dominantes qui l’amènent à perdre ses propres repères. Lorsque nous, Juifs, sommes attaqués, c’est toujours un révélateur. C’est, d’une certaine façon, un schéma qui se répète : la France est devenue un terrain privilégié pour cette violence parce qu’elle ne respecte pas sa propre histoire. Notre pays a beaucoup de mal à gérer son passé, notamment colonial, et ne se trouve plus en position de pouvoir réclamer une fidélité à son destin – un destin dans lequel beaucoup ne se reconnaissent pas.
La possibilité pour les musulmans radicalisés de s’exprimer en France est imputable, d’abord, au vide politique de notre pays : les politiques ont laissé vacant cet espace pour faire du spectacle ou de l’économie. Or les jeunes de banlieue sont attirés avant tout par la politique. L’islam fondamentaliste leur donne l’impression d’avoir une action et une influence sur l’Histoire.

Existe-t-il, selon vous, une possibilité de dialogue Judéo-Musulman ?

Il n’y a pas à cette heure de véritable dialogue : le dialogue judéo-chrétien se fonde sur le texte commun, mais nous n’avons pas de texte commun avec les musulmans. Pour qu’existe un dialogue au-delà des simples relations d’amitié, il faudrait des textes sur lesquels des théologiens, des philosophes, des penseurs, réfléchiraient ensemble. Il existe certes des religieux et des intellectuels musulmans qui veulent trouver des relations spirituelles et intellectuelles avec les juifs, mais ils n’ont pas trouvé, pour l’instant, le tronc commun spirituel et philosophique qui permettrait ce dialogue.