Le Lab “Qui a peur des Juifs ?”, entretien avec Illana Weizman

Marie Rouge @Lesjouesrouges, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Dans Qui a peur des juifs ? Antisémitisme, la tentation perpétuelle, série de podcasts en cinq épisodes, sortie début août 2023, Illana Weizman collectionne les témoignages d’expériences de judaïsme et d’antisémitisme. Un podcast polyphonique, qui tend le micro à des historiens, penseurs, auteurs, et citoyens pour tenter de décrire une réalité singulière et polymorphe, mais surtout robuste dans le temps. Nous avons réalisé cet entretien le 3 octobre 2023, avant l’attaque d’Israël par le Hamas, et donc juste avant d’observer l’ignoble recrudescence d’actes antisémites en France et dans le monde. Il nous a semblé important de partager avec vous ce podcast, d’autant plus nécessaire aujourd’hui. 


Entretien avec Illana Weizman, sociologue et autrice, réalisé le 3 octobre 2023.

Julia Lasry Votre podcast est très instructif et en même temps décourageant, parce que c’est désespérant de constater qu’on en est toujours au même point. Pourquoi avez-vous décidé de faire cette série de podcasts ?

Illana Weizman Ça vient en complément de mon essai « Les Juifs, Des Blancs comme les autres ? » (Stock 2022). C’est à partir de la lecture de mon essai que Chahut, studio de podcast suisse, m’a proposé de faire ce podcast. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’ils ont réalisé une série sur les racismes, et qu’ils n’ont pas traité l’antisémitisme. Ils sont venus vers moi en me disant : c’est une très bonne illustration du fait que l’antisémitisme n’est pas pensé comme un racisme, que c’est un angle mort. Pour réparer ça, on a envie de faire une sérié dédiée, sur l’antisémitisme.

Je n’avais pas envie de faire une adaptation de mon essai, j’avais envie d’apporter quelque chose en plus. Je voulais vraiment que ce soit humanisé. Il y a cet aspect pédagogique avec des historiens, des chercheurs, pour que ce soit solide sur les fondements, et il y a une grosse partie de témoignages.

Il y a des choses sur l’antisémitisme, on a des radiographies, des statistiques, des théoriciens, il y a de la documentation. Récemment, il y a Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal qui ont fait un super documentaire sur Arte [ndlr : Histoire de l’antisémitisme]. Mais il y a quelque chose qu’on entend moins, je trouve, c’est le vécu. Qu’est-ce que c’est l’antisémitisme quand on est juif et qu’on le vit ? Qu’est-ce que c’est dans le quotidien, comment ça pèse ? 

Julia Lasry Dans un des épisodes, vous parlez de la gauche qui ne prend pas position face au sujet de l’antisémitisme…

Illana Weizman Je n’ai pas vécu de l’antisémitisme frontal dans des cercles de gauche, mais je ne me suis jamais sentie à ma place. Et donc, j’ai beaucoup milité individuellement ou avec des Juifs de gauche. Très vite, on fait des choses en non-mixité, où je me suis sentie plus à l’aise. 

Il y avait évidemment beaucoup de dérapages vis-à-vis d’Israël, des moments où on assimile les Juifs de France à Israël. J’ai mené beaucoup d’entretiens sur ces questions-là, et beaucoup de gens m’expliquaient qu’ils ont vécu l’antisémitisme dans des cercles politiques multiples à gauche, plutôt radicale d’ailleurs. Par exemple, dans mon livre, je reprends le témoignage d’un ami qui me dit : “J’étais en AG, sur un truc complètement franco-français et on m’a demandé de me positionner par rapport à Israël avant de prendre la parole”. Il faut montrer patte blanche, d’abord dire que tu es bien contre Israël, c’est la condition pour qu’on prenne en compte l’antisémitisme. On ne le fait avec aucun autre peuple, aucune autre nation. Ça, c’est antisémite, clairement. 

Ensuite, pour mon essai notamment, j’ai étudié les discours de certains leaders politiques. Je parle beaucoup de Jean-Luc Mélenchon. Ce n’est pas le seul, mais c’est un cas d’école sur ces questions-là. Il a eu des propos ambigus – ou pas ambigus du tout, d’ailleurs. Quand il parle “des compatriotes qui ont mis Jésus sur la croix”, par exemple, il reprend à son compte le déicide fait par les Juifs. C’est très grave. Il y a énormément de choses qui sont un peu confuses, et des choses qui sont très clairement antisémites. 

Ce qui est problématique et très intéressant à gauche, c’est qu’on ne va jamais dire qu’on est antisémite. Il y a toujours ce truc : “Moi, antisémite?! Jamais de la vie! J’appartiens à un camp de gauche,  je suis progressiste, je suis contre toutes les oppressions!” Il y a toujours ce déclaratif : on est contre l’antisémitisme. Mais quand on regarde dans le détail, et qu’on dit “Regarde, ce propos- là, c’est antisémite”, il y a un sentiment d’outrage, sans remise en question : “Comment osez- vous me dire que je suis antisémite alors que je suis de gauche?” Et ça, c’est un frein énorme parce qu’en réalité, c’est plus compliqué encore.

Quelqu’un d’extrême droite qui est antisémite, il n’est pas récupérable, il n’y a rien à faire. Quelqu’un qui fait partie d’un camp qui devraient être notre allié, mais qui est incapable de se remettre en question, incapable de comprendre où se loge cet antisémitisme, c’est un problème. Et parfois, c’est dans l’inconscient ! Moi, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui se logent dans l’inconscient collectif, parce qu’encore une fois, on parle d’un système qui a des siècles, des millénaires. Donc, c’est quelque chose, comme le sexisme, qui se joue presque à notre insu. 

On peut avoir des troubles antisémites. Et ça ne veut pas dire qu’on est un nazi. Ça veut dire juste que là, il y a eu un problème et mais que si on n’est pas capable de se remettre en question, on participe à la machine antisémitiste. Le problème à gauche, c’est qu’ils sont très souvent incapables de remise en question, ils sont toujours dans le déni. Pour moi, ce déni, cette incapacité à dire “là, j’ai merdé, je m’excuse, on reprend à zéro, je ferai attention et je vais m’éduquer sur la question”, c’est le gros problème.

À gauche, il y a aussi effectivement une histoire d’anti-capitalisme et de l’assimilation du Juif à la figure du capitaliste, au rapport à l’argent. Ça existe depuis la fin du XIXᵉ siècle. Il y a eu des pamphlets antisémites qui venaient de socialistes utopistes. Il y a une histoire de l’antisémitisme à gauche qui perdure aujourd’hui dans certains propos, chez certains leaders, notamment de la France Insoumise.

Julia Lasry Quel est le risque, selon vous?

Illana Weizman Si les gauches ne se positionnent pas et ne prennent pas la problèmatique de l’antisémitisme à bras le corps, clairement, sans tergiversation, il y a un vide. Et ce vide, il a été investi par l’extrême droite depuis plusieurs décennies. C’est la fameuse phrase “la nature a horreur du vide”. Ils font ça très bien et c’est hyper dangereux. Moi, ça me terrorise. C’est un peu le chant des sirènes, c’est ce truc de “personne ne nous prend en compte”. Les gens qui pensent que l’extrême droite protège la vie des Juifs, je trouve ça dingue. Parce qu’on est quand même 70 ans après la Shoah, c’est un parti qui a été fondé par des SS… Bref, je ne comprends pas, je ne pourrais jamais comprendre. 

Ils ont pris ce spot-là, ils essaient de s’y insérer… et ça fonctionne relativement bien. L’extrême droite a pris cette marge-là parce que tout le monde s’en fout du sort des Juifs. Tout le monde s’en fout, vraiment. Il y a des déclarations, on dit “Oui, c’est un peu important la lutte contre l’antisémitisme”, il y a des collocs, etc. mais, dans les faits, personne n’est capable de repérer l’antisémitisme. Il y a un énorme déficit de pédagogie de “Qu’est-ce que c’est que l’antisémite ?” Parce qu’à chaque fois qu’on dit que quelque chose est antisémite, on nous dit: “Non, vous exagérez ; c’est juste une interprétation, etc.” 

Les gens ne sont pas capables de reconnaître l’antisémitisme dans leur camp et sont incapables de remise en question. On le voit aussi dans le camp antiraciste. Très souvent, malheureusement, les Juifs ne sont pas vu comme de véritables victimes. C’est un mal mineur. Moi, je dis qu’il faut s’occuper de tout le monde.

Après, ce n’est pas du tout propre à la France. C’est un phénomène de base. Il y a un livre qui est sorti récemment, qui s’appelle Jews don’t count de David Baddiel. Il décrit les choses avec un angle similaire à mon essai : les Juifs, ce n’est pas important, les jJuifs sont privilégiés. Ce ne sont pas de vrais victimes, ils ont du pouvoir, etc. 

Évidemment qu’il y a des réalités différentes en fonction des pays, ce n’est pas les mêmes réalités sociologiques et de population. Par exemple, aux États-Unis, on va avoir beaucoup cette idée de la hiérarchie, la compétition des mémoires, des souffrances, des génocides, etc. Il y a cette “compétition” entre la population noire et la population juive. Il y a cette idée de “Nation of Islam” avec Farrakhan, avec des fake news comme quoi les Juifs auraient été les instigateurs de l’esclavage, qu’il y avait énormément de propriétaires d’esclaves juifs, etc. L’antisémitisme vient aussi de ces milieux-là. 

En France, ça va être ce qui se passe avec Dieudonné, avec Bouteldja… En fait, en fonction des endroits, il y a toujours aussi cette compétition entre les populations victimes de différents faits historiques, des espèces de hiérarchies. On peut entendre des reproches tels que “La Shoah prend toute la place de la mémoire, donc on peut plus parler de la colonisation ou de l’esclavage”. Ça fait énormément de mal aux luttes anti-racistes. 

Qui a peur des Juifs, un podcast en cinq épisodes à retrouver sur Youtube, Spotify, Apple et toutes les plateformes d’écoute.