RUPTURE TALMUDIQUE

Les Judéo-Chrétiens (adeptes juifs du mouvement de Jésus) apparaissent dans le Talmud en différentes occurrences, cependant le passage relatant la rencontre entre Jacob le min et R. Eliezer ben Hyrcanus reste fondamental. Jacob le min est un hérétique [N.D.L.R. : min signifie hérétique], dans ce contexte il s’agit d’un Judéo-Chrétien. Ce texte mentionné en Avoda Zara 16b-17a montre avec éloquence les mutations qui s’opèrent entre Rabbis et Judéo-Chrétiens.

Nos maîtres ont enseigné : Lorsque R. Eliezer eut été arrêté pour minout [hérésie], on le fit comparaître devant un tribunal, pour le juger. Le procurateur (romain) lui dit : “Est-ce qu’un vieillard comme toi doit s’occuper de telles niaiseries?” Il répondit : “J’ai confiance en celui qui me juge”. Ainsi le procurateur pensa qu’il parlait de lui, alors qu’il parlait de son Père céleste. Le procurateur lui dit : “Puisque tu as eu confiance en moi, dimissus, tu es libre”. Quand il fut retourné chez lui, ses disciples vinrent à lui afin de le consoler, mais il ne voulut pas accepter leurs consolations. R. Aqiba lui dit : “Permets-moi de te parler d’une des choses que tu m’as enseignées”. Il lui répondit : “Parle”. Il dit : “Maître, peut-être as-tu entendu une parole de minoutet cette parole t’a occasionné du plaisir, et c’est pourquoi tu as été arrêté”. Il répondit : “Aqiba, tu m’en as fait souvenir. Un jour pendant lequel je parcourais le marché supérieur de Sepphoris, j’y rencontrais un des disciples de Yeshu ha-notsri (Jésus de Nazareth) et Jacob de Kefar Seh’anya était son nom. Il me dit : ‘Il est écrit dans votre Loi : “Tu n’apporteras point dans la maison de Dieu, comme offrande votive d’aucune sorte, le salaire d’une courtisane…” (Dt 23:19). Que doit-on en faire? Est-il permis de l’utiliser afin de faire construire des lieux d’aisance pour le Grand Prêtre?’ Et je ne répondis rien. Il me dit: ‘Yeshu ha-notsri (Jésus de Nazareth) m’a appris ceci : “C’est le salaire d’une courtisane, il retournera à la courtisane” (Mi 1:7), ce qui provient d’un lieu d’immondices retourne à un lieu d’immondices’. Et cette parole m’a plu et c’est à cause d’elle que j’ai été arrêté pour minout. Et j’ai transgressé ce qui est écrit dans la Loi : “Éloigne tes pas de cette étrangère, c’est la minout, ne t’approche pas de l’entrée de sa maison, c’est l’autorité.”

Les versions de ce récit présentent deux séquences bien distinctes. La première est la rencontre entre R. Eliezer et Jacob le Min et la discussion sur la Loi qui la com- pose. La seconde est l’interpellation et le procès de R. Eliezer par les instances romaines. R. Eliezer a vécu à la fin du I er siècle, il est interpellé par les Romains à cause de minout, le soupçon qui plane sur lui est celui de christianiser ou tout au moins d’avoir des accointances avec des Judéo-Chrétiens. Cette appartenance religieuse était en effet condamnable en monde romain à la fin du I er siècle. Il est important de noter qu’avant 70, date de la destruction du Second Temple de Jérusalem, les échanges d’idées entre Rabbis et Judéo-Chrétiens avaient libre cours. R. Eliezer s’afflige d’avoir été appréhendé injustement alors que R. Aqiba l’incite à chercher dans sa mémoire l’ancien souvenir d’un contact avec un Judéo-Chrétien. Deux périodes sont à distinguer : lors de la rencontre à Sepphoris, R. Eliezer ne présente aucune méfiance dans sa conversation avec un Judéo- Chrétien. En revanche, après la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et les nouvelles ordonnances des Rabbis, la situation se modifie et l’entraîne à réprouver son attitude. Ainsi, R. Eliezer “le jeune” ne trouva aucun mal à rencontrer un Judéo-Chrétien alors que R. Eliezer “l’ancien” durant l’époque de Yavneh (après 70) ne peut envisager aucune relation avec un juif maintenant à l’extérieur de la synagogue et appartenant à un mouvement honni. Un autre récit talmudique témoigne de l’aggravation des relations entre les deux groupes. En voici la version du Talmud de Jérusalem Sabbath 14, 4, 14d-15a :
Il arriva à R. Eleazar Ben Dama qu’un serpent le piqua, Jacob de Kefar Sama vint afin de le guérir au nom de Yeshu ben Pandera et R. Ismaël ne le lui permit pas. Il lui dit [R. Eléazar ben Dama] : “Je vais te fournir une preuve [empruntée à l’Écriture, que j’ai le droit] qu’il me guérisse”. Mais avant qu’il n’ait pu fournir la preuve, Ben Dama mourut. R. Ismaël lui dit : “Heureux es-tu, Ben Dama qui es sorti en paix du monde et qui n’as pas rompu la haie des Sages, car comme il est mentionné : ‘Qui rompt la haie, le serpent le mord’” (Ecclésiaste 10:8). Mais ne fut-il pas mordu par un serpent? Il fut mordu afin qu’aucun serpent ne le morde dans les temps futurs. Et qu’avait-il à dire? ‘Que l’homme les accomplisse et vive par elles’ (Lévitique 18:5).”

À l’issue de la destruction du Second Temple, un processus de réorganisation de la vie juive est progressivement mis en place afin de retrouver les bases stables d’une cohésion socioreligieuse. Il faudra plusieurs années pour que le judaïsme se reconstitue. Cette reconfiguration s’élaborera principalement en fixant des fondements religieux substitutifs au service cultuel du Temple et en innovant des normes sociales servant de façonnement à la société juive. Or dans cette nouvelle structure, les Judéo-Chrétiens représentent un danger pour les Rabbis. La période qui se déroula entre la première révolte juive contre Rome et l’insurrection de Bar-Kokhba (66-135) doit être considérée comme cruciale dans les relations entre Sages et Judéo-Chrétiens. En effet, ces derniers sont marginalisés en faisant l’objet d’un rejet par l’instance des Sages. Le passage relatif à l’histoire de R. Eleazar ben Dama et de Jacob de Kefar Sama exprime le terminus ante quem sur la loi des Rab- bis à l’égard des traitements thérapeutiques effectués par les Judéo-Chrétiens. Jacob de Kefar Sama était un thérapeute adepte de Jésus (nommé Yeshu ben Pandera) et pratiquant une forme de médecine faisant intervenir le nom de Jésus. R. Eleazar ben Dama est prêt à accepter le traitement proposé par Jacob sachant qu’il sera effectué au nom de Jésus. Ceci devait donc lui sembler licite tout particulièrement afin de sauver sa vie. C’est en connaissance de cause que R. Eleazar ben Dama voulut consentir à être soigné à l’aide d’une incantation invoquant les pouvoirs que recèle le nom de Jésus. C’est R. Ismaël qui se montre intraitable et en vient même à ne sont pas conformes [au prélèvement] de la dîme, leurs livres sont des livres de magie et leurs enfants sont des bâtards. On ne peut rien leur vendre ni rien acheter d’eux. C’est une véritable mise en ostracisme qui est effectuée ; les Judéo-Chrétiens sont exclus de toute vie sociale et les contacts les plus élémentaires avec eux sont prohibés.

La démarche formelle la plus significative contre les Judéo-Chrétiens est sans aucun doute la Birkat haminim ou “bénédiction des hérétiques”. Cette prière qui est en fait une malédiction vise à exclure les Judéo- Chrétiens des synagogues. Dans les années quatre- vingt/quatre-vingt-dix du I er siècle, le conflit entre juifs et Judéo-Chrétiens se déroule à l’intérieur du judaïsme alors que le judaïsme et le christianisme ne se sont pas encore séparés. Cette malédiction fut incorporée dans la prière juive quotidienne que chacun en tant que membre de l’assemblée devait prononcer personnellement. Ainsi il est rapporté en Berakhot 28b-29a :
Nos maîtres enseignent : Siméon ha-Paqoli mit en ordre les dix-huit bénédictions devant R. Gamliel à Yavneh. R. Gamliel leur dit : “Se trouve-t-il quelqu’un qui saurait composer la Birkat haminim ?” Samuel ha-Qatan se leva et la composa. L’année d’après, elle fut oubliée. Il réfléchit (afin de s’en souvenir) deux ou trois heures mais n’y parvint pas.

Une ancienne version de cette malédiction a été retrouvée dans la gueniza du Caire dont l’une des formulations est la suivante :
Pour les apostats, qu’il n’y ait pas d’espoir, et que le royaume de l’impertinence soit déraciné de nos jours, et que les notsrim et les minim disparaissent en un instant, qu’ils soient effacés du livre de la vie et ne soient pas inscrits avec les Justes. Béni sois-Tu Seigneur, qui soumet les impudents.

Quatre catégories politiques ou religieuses sont visées par cette malédiction. Les juifs qui collaborent avec les Romains mentionnés au travers du terme “apostat”. Puis, l’empire romain est vilipendé sous la forme du “royaume de l’impertinence”. Ensuite, les Judéo-Chrétiens sont désignés sous l’expression notsrim. Enfin, les juifs dissidents en général sont marqués sous l’expression minim. Tout suspect de minout (hétérodoxie) ou de natsrout (judéo-christianisme) ne pouvait donc plus prononcer cette prière car, si tel était le cas, il l’aurait prononcée sur lui-même et se serait donc maudit. En conséquence, il se trouvait indirectement exclu de la prière collective et partant, de la communauté. Cet élément est fondamental pour comprendre le phénomène d’exclusion passive qui s’est opérée contre les Judéo- Chrétiens.
Ainsi, sans autre mesure d’exclusion formelle, le Judéo-Chrétien se trouvait marginalisé et rejeté.

  • Jonas Moses-Lustiger

UN KADDISH POUR LE CARDINAL

“Je suis né juif. J’ai reçu le nom de mon grand-père paternel, Aron. Devenu chrétien par la foi et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les Apôtres. J’ai pour saints patrons Aron le Grand Prêtre, saint Jean l’Apôtre, sainte Marie pleine de grâce. Nommé 139e archevêque de Paris par Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II, j’ai été intronisé dans cette cathédrale le 27 février 1981, puis j’y ai exercé tout mon ministère. Passants, priez pour moi.”

† Aron Jean-Marie cardinal Lustiger, Archevêque de Paris [plaque posée dans la cathédrale Notre-Dame de Paris]

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