Sacrifices d’animaux et de végétaux

Deux types de sacrifices se croisent, se mêlent et se complètent dans la Torah, l’animal et le végétal. Ils correspondent chacun à un mode de vie, nomade ou sédentaire.

Les sacrifices sanglants sont-ils forcément sanguinaires ?

Le tout premier sacrifice relaté dans la Bible est celui qu’apportent, chacun de son côté, l’agriculteur Caïn et le pasteur Abel :

« Au bout d’un certain temps, Caïn présenta, du produit de la terre, une offrande au Seigneur; et Abel offrit, de son côté, des premiers-nés de son bétail, de leurs parties grasses.» (Genèse 4 : 3-4).

La violence sacrificielle serait dépassée en faveur de l’établissement d’une harmonie cosmique

Apparemment, le sacrifice le plus pacifique et le moins sanglant est celui qui est apporté par le violent Caïn, tandis que le doux Abel égorge quelques têtes de son cheptel. Ce paradoxe doit être analysé à la lumière de l’antagonisme entre agriculteurs sédentaires et bergers nomades, qui caractérise la culture des peuples du Moyen-Orient antique et moderne. Selon l’éthique sinaïtique du désert, l’éleveur libre et itinérant agrée davantage à Dieu que l’agriculteur possédant.

Même si le narratif biblique décrit le culte sacrificiel dans un contexte nomade (le Tabernacle portatif construit pendant les quarante ans au désert), la description de sa construction et les prescriptions qui en régissent le fonctionnement sont éminemment associées à la fondation d’un Temple en dur dans la ville royale de Jérusalem. Mais ce Temple, construit par Salomon dans la capitale d’un royaume au faîte de sa grandeur, conserve encore certains traits de la morale nomade, pour laquelle l’offrande de la graisse des animaux (la meilleure viande possible dans une perspective bédouine) est le plus somptueux cadeau que l’homme du désert puisse faire à son Dieu (« combustion d’une odeur agréable au Seigneur », pour reprendre la formule biblique). Certes, d’autres offrandes non sanglantes qu’on apportait au Temple se rattachaient-elles plutôt à la profession d’agriculteur dont Caïn fut le premier représentant : l’orge du omer, la fine fleur de farine mélangée à l’huile, le pain de présentation et les libations de vin.

Du point de vue de l’économie moyen-orientale à l’époque de la Bible, ces substances qui constituent les sacrifices non sanglants correspondent aux produits de la trilogie méditerranéenne : les céréales représentées par le blé et l’orge ; l’olivier qui produit l’huile mêlée à la fine fleur de farine ; la vigne d’où provient le vin des libations. En revanche, les essences entrant dans la composition de l’offrande de parfum décrite en Exode 30 : 34-36 (« du storax, de l’ongle aromatique, du galbanum, divers ingrédients et de l’encens pur ») ne se trouvaient pas forcément dans la Terre d’Israël. Depuis la nuit des temps, ces ingrédients qui appartiennent au monde du désert étaient acheminés à dos de chameau depuis le lointain Yémen.

Ainsi donc, les deux univers – celui des nomades et caravaniers du désert et celui des agriculteurs sédentaires de Canaan – se trouvent-ils mêlés dans la liste des ingrédients offerts en sacrifice. Cette bipo larisation que nous soulignons, entre les produits du désert et ceux de la trilogie méditerranéenne, est encore confirmée par un autre indice, à savoir que les richesses du troupeau et les produits acheminés par caravane étaient consumés par le feu, tandis que les denrées agricoles étaient simplement exposées ou versées dans le cas des libations. La combustion de la viande et de la graisse du sacrifice ajouterait donc un coefficient de violence au sacrifice sanglant. Et pourtant, l’offrande d’une bête qu’on égorge est associée à des figures aussi positives qu’Abel, Abraham, Jacob, Jéthro, Aaron et sa descendance. Dans une perspective biblique et sinaïtique, la violence sacrificielle serait dépassée en faveur de l’établissement d’une harmonie cosmique entre les différents règnes : règne minéral correspondant à l’or et aux pierres précieuses entrant dans la composition des ustensiles du Tabernacle ; règne végétal correspondant aux offrandes non sanglantes issues de l’agriculture médi terranéenne ou du commerce caravanier des substances odoriférantes ; règne animal en ce qui concerne les sacrifices sanglants.

L’offrande de produits provenant de ces règnes subalternes à l’humanité permettrait donc de réconcilier celle-ci avec la transcendance divine.

Ailleurs et en d’autres temps

Dans le monde antique, le sacrifice sanglant correspond à une fonction sociale essentielle qui est le partage de la viande de l’animal entre la divinité et les hommes. Dès le VIIe siècle avant l’ère commune, le poète grec Hésiode justifie cette pratique au moyen d’un récit étiologique où il est dit que Prométhée répartit de façon frauduleuse les parties d’une vache sacrifiée à Zeus, laissant au dieu les os dissimulés dans une enveloppe de graisse (Théogonie 535-557). Cette entorse aux lois régissant les rapports entre l’homme et les divinités révèle a contrario que le sacrifice suppose un partage ri tualisé.

Dans la civilisation grecque, la consommation de viande requérait donc le cadre formel de la confrérie sacrificielle – la phratrie, lieu du partage de la viande non seulement entre les dieux et les hommes, mais aussi entre ces derniers. Ce parallèle emprunté à une civilisation géographiquement voisine du monde de la Bible permet de mieux saisir la continuité qui se fait jour entre le sacrifice tel qu’il était pratiqué à l’époque où le Temple de Jérusalem était encore sur pied et l’abattage rituel pratiqué de nos jours par le shohet « sacrificateur ». Dans la tradition juive continuant le judaïsme biblique tout comme dans la civilisation grecque antique ou en Islam, la violence consistant à trucider une bête pour en consommer la chair est expiée par le cadre religieux dans lequel s’insère cet acte apparemment cruel, mais assurément moins sanguinaire que la pratique de la chasse, devenue aujourd’hui un passe-temps aussi sadique que ludique. Le livre de la Genèse oppose déjà les deux modes de mise à mort de l’animal quand il conte le subterfuge inventé par Rébecca pour faire passer la viande des deux chevreaux sacrifiés par Jacob pour un ragoût de gibier massacré par le violent Ésaü (Genèse 27 : 9-17).
Cette question du moindre mal associé à l’abattage rituel juif ou musulman est d’une actualité vibrante. Certains pays européens (Suède, Norvège, Suisse) prohibent l’abattage rituel juif et musulman, mais ces mêmes États tolèrent la chasse, pratique incontestablement plus barbare que la shehita. La violence apparente consistant à égorger la bête sans étourdissement préalable est considérée non sans une certaine mauvaise foi comme un acte cruel sous prétexte que la bête est consciente au moment où on la tue. Mais le gibier traqué sans merci par les émules d’Ésaü est on ne peut plus conscient de sa fin prochaine, comme en témoigne un fait poignant souvent observé lors des chasses à courre : le cervidé poursuivi par les chasseurs et leurs chiens hurlants laisse parfois jaillir une « furtive larme » avant d’être encerclé et massacré par ses bourreaux. Nul doute que l’interdiction de l’abattage rituel juif ou musulman dans ces pays de culture germanique (Suède, Norvège) ou en partie germanique (Suisse) reflète, pour certains, des préjugés antijudaïques ou antimusulmans qui ont interféré avec la tâche du législateur. Il n’est que de se rappeler que l’une des premières mesures antisémites du régime nazi fut l’abolition de la shehita sur tout le territoire du Reich.

Le fait même que l’abattage rituel juif requière toute une procédure légale pour que la viande soit jugée propre à la consommation introduit une médiation entre le consommateur de la chair de l’animal et l’objet de sa consommation. Cette distance s’apparente à la retenue qui oblige à prononcer une bénédiction avant de boire ou de manger quoi que ce soit. Dans cette logique, on peut se demander si les ordonnances compliquées qui régissent l’abattage rituel de l’animal de boucherie ne seraient pas une façon de rendre plus difficile la consommation de viande et de modérer les instincts carnivores de l’humanité. Telle est en tout cas la conclusion qui ressort d’un article du Rav Abraham Isaac Kook où le penseur du sionisme religieux scrute l’esprit des lois régissant l’abattage et la consommation de la viande pour arriver à la conclusion que la diète carnée est une concession provisoire à la faiblesse humaine. Dans la logique du Rav Kook, la consommation de viande sera abolie dans les temps messianiques et les seules offrandes qui seront tolérées dans le Temple reconstruit seront les sacrifices non sanglants.