Le Lab “The Shvesters”, un duo de jazz yiddish sur les réseaux sociaux

Sur TikTok ou sur Instagram, deux jeunes Américaines, Polina et Chava, s’emparent de leur héritage familial ashkénaze et chantent du jazz yiddish. Ce sont “The Shvesters” [les soeurs]. Jonas Maroko les a rencontrées pour Le Lab Tenou’a.

Polina Fradkin et Chana Levi ont une vingtaine d’années, elles sont complices depuis qu’elles se sont rencontrées sur les bancs de l’école dans le Michigan, aux États-Unis. Après le lycée, elles se retrouvent à étudier ensemble le jazz en Israël. Là, un beau matin, Polina vient trouver son amie et insiste: “Chava, tu dois écouter ça!”, et elle met Eishes-Chiyell (1965) des Barry Sisters, un duo de jazz yiddish qui vient pourtant de chez elles. C’est une révélation. Prises d’une envie irrésistible de les imiter, elles apprennent aussitôt les paroles et s’amusent follement. Tout commence donc par cette admiration et elles ne le cacheront pas au moment de se choisir une identité, ce sera “The Shvesters” [“les soeurs” en yiddish]. 

Les mois suivants, elles interprètent a cappella une dizaine de classiques du répertoire yiddish et n’en démordent pas. Après un long travail de composition harmonique et l’apprentissage de la juste prononciation, vérifiée en dernière instance par la grand-mère de Polina qui écoute à l’autre bout du fil – “Nous voulons faire ça bien, rendre hommage” –, elles décident de se mettre en scène sur les réseaux. Le succès ne se fait pas attendre et leurs posts cumulent aujourd’hui plus de 130.000 likes, éveillant la curiosité de nombreux clubs de jazz à travers le monde. 

Il faut dire que le yiddish a la cote depuis quelques années sur TikTok, il est même devenu cool de le pratiquer. En ligne, toute une culture est remise au goût du jour avec sa langue, comme le prouve l’essor de nombreux groupes yiddish punk ou swing. La popularité de la série The Marvelous Mrs. Maisel, dont la cinquième saison vient de sortir, n’y est pas pour rien. Nos deux choristes ne ratent pas un épisode des aventures de Midge, cette mère au foyer ashkénaze devenue un as du stand-up dans le New York des années cinquante. Fondamentalement, les internautes sont en quête d’authenticité, ils ont le goût des origines : “On a tous tellement besoin de retrouver nos ancrages”, pense Chava. Elles, c’est très clair, ressentent un attachement ancestral au yiddish : “Même si on ne le parle pas, on le chante et on le comprend de mieux en mieux, c’est un peu le langage de notre âme”, reconnaît simplement Polina. 

Après tout, le yiddish a bercé leur enfance. Dans la famille orthodoxe de Chava, “c’était dans l’air, une atmosphère, une énergie” et, chez Polina, partie de Russie avec sa famille au début des années 2000, c’était bien plus que ça. Ainsi me raconte-t-elle les déboires de son grand-père qui refusait de laisser derrière lui son immense collection de cassettes yiddish. À la fin de sa vie, c’est en les écoutant qu’il retrouvait un peu ses souvenirs, malmenés par la maladie d’Alzheimer. Cette langue est inséparable de leur héritage et elles l’ont retrouvée grâce à la musique, car c’est bien de musique qu’il s’agit avant tout. 

Si le duo reconnaît transmettre une mémoire, qui charrie sa part de nostalgie (bon nombre d’internautes y retrouvent des mélodies d’enfance) et de fantômes, elles ne sont pas le moins du monde tournées vers le passé. Au contraire, elles veulent faire vibrer ce patrimoine, le rendre étonnant, gai, appétissant : “On reprend l’écho de cette mémoire et on la projette dans le futur, d’une manière moderne et joueuse, qui réveille!” proclame Chava. En somme, il s’agit d’offrir aux auditeurs un nouveau regard sur leurs racines, dépoussiérées en musique. 

“Toutes ces créations géniales, à quoi bon les laisser disparaître?” affirme avec beaucoup d’évidence Polina. En les écoutant, il paraît difficile de leur donner tort et on peut les remercier d’avoir tranché. Surtout que le duo séduit bien au-delà des cercles juifs, la preuve en est ces commentaires amusés d’auditeurs qui s’avouent complètement charmés par cette tradition: “Je ne sais pas pourquoi mais je n’arrive pas à m’arrêter d’écouter”, écrit l’un d’entre eux. 

Leurs rêves ? Kein Ayin Hara, si elles sont protégées du “mauvais oeil”, elles partiront en tournée dès que Chava aura terminé ses études de musique à Boston, et prouveront que le jazz yiddish peut être tout aussi sophistiqué, surprenant et excitant qu’un autre style. Si vous y allez, vous trouverez sûrement leurs grands-parents assis au premier rang, leurs plus grands fans.

En attendant d’avoir les dates de leur prochaine tournée, vous pouvez les suivre sur les TikTok ou Instagram