THÉORIES DU COMPLOT : UN MOYEN DE FUIR UN RÉEL INSUPPORTABLE

L’auteur de L’Opium des imbéciles revient sur la flambée complotiste et négationniste à l’œuvre après les attaques du 7 octobre. Dans quelle mesure ces théories attaquent-elles notre humanité commune et notre raison, qui fondent notre démocratie ? Éléments de réponses.

© Boaz Noy, War On Home, 2023, oil on linen, 50×45 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Lucie Spindler Après les attaques du Hamas le 7 octobre dernier, des théories complotistes ont très rapidement émergé sur les réseaux sociaux. Certaines expliquaient qu’Israël était à l’origine de ces attaques. Comment expliquez-vous que cette mécanique se mette si rapidement en place après un événement aussi traumatique ?

Rudy Reichstadt Ce n’est pas étonnant. J’y fais allusion dans L’Opium des imbéciles (Grasset, 2019) : au petit matin de l’événement, lorsque les faits ne sont pas encore complètement sortis de la brume, les « révisionnistes en temps réel » que sont les complotistes ont tout intérêt à exploiter le flou ambiant pour asséner leurs certitudes. Il s’agit d’« imprimer » les consciences avant que ne faiblisse l’intérêt pour l’événement et surtout avant que les organes de presse sérieux ne figent pour la postérité une narration respectueuse de la réalité des faits. D’où l’impression qu’ils donnent souvent d’être engagés dans une sorte de course contre la montre. On les voit plaquer sur l’événement en train de se produire un récit confortant leur vision du monde et leurs obsessions, un peu de manière pavlovienne. Pour eux, il est stratégique d’occuper le terrain le plus tôt possible, de battre le fer tant qu’il est chaud.

Depuis le 11-Septembre, le délai entre l’annonce d’une nouvelle et l’apparition de théories du complot n’a cessé de se réduire. De quelques semaines à l’époque, on est passé à quelques jours puis à quelques minutes. Par exemple, l’après-midi même du 7 janvier 2015, jour de l’attentat contre Charlie Hebdo, l’auteur complotiste Thierry Meyssan publie un texte mettant en doute la nature de ce qui venait de se passer et incriminant Israël et les États-Unis. Après le 11 septembre 2001, il lui avait fallu quelques semaines. Quant aux attentats du 13 novembre 2015, on a observé une quasi-simultanéité entre l’événement et l’émergence de théories complotistes sur les réseaux sociaux. Alors qu’on venait d’avoir l’annonce sur les chaînes d’information en continu et que les forces de l’ordre n’avaient pas encore donné l’assaut au Bataclan, certains comptes Twitter affirmaient déjà que nous avions à faire à un false flag, une opération sous faux drapeau, autrement dit un faux attentat.

Ce phénomène s’est répété le 7 octobre. On a entendu le jour même des personnes spéculer sur la circonstance qu’Israël était parfaitement au courant de ce qui se préparait et a laissé faire délibérément. On a vu ensuite peu à peu émerger l’idée que les civils ont été tués pour l’essentiel par l’armée israélienne elle-même. Ou encore que parmi les cadavres difficilement identifiables se trouveraient en fait des centaines de Palestiniens qu’Israël ferait passer pour des victimes israéliennes.

La mouvance antisioniste exprime une demande forte de conspirationnisme et même, en l’occurrence, de négationnisme. En face, l’offre politico-idéologique est assurée essentiellement par des individus sur les réseaux sociaux. Dans l’univers anglophone, il y a des comptes extrêmement suivis qui se rémunèrent en produisant de la désinformation. C’est le cas de personnalités comme Jackson Hinkle ou Max Blumenthal, qui ont en commun de relayer des éléments de désinformation favorables au Kremlin. Ces comptes ne peuvent pas être mis sur le même plan que la communication de guerre israélienne, qui existe elle aussi évidemment. Il y a une asymétrie dont témoignent par exemple les images de ces armes retrouvées dans l’hôpital Al-Shifa de Gaza, que les renseignements israéliens tiennent pour être l’un des QG du Hamas. La seule mise en scène ici consiste à présenter triomphalement deux kalachnikovs et quelques munitions comme autre chose qu’un butin somme toute assez maigre. Israël, aussi contestables soient les choix faits par son gouvernement, demeure une société ouverte. Je crois qu’il ne faut en aucun cas céder à ce relativisme qui cherche à nous faire croire qu’une démocratie et une organisation terroriste (ou un régime totalitaire) ont le même rapport à la vérité. C’est faux. Un mouvement comme le Hamas, dont la vision du monde est, on oublie souvent de le rappeler, proprement délirante, complotiste au dernier degré, n’a aucun scrupule à mentir. Le mensonge est son oxygène. Il a un besoin vital de démoniser Israël pour maintenir sa mainmise et justifier qu’on lui sacrifie autant de vies. L’État d’Israël au contraire est une démocratie, quoi qu’en disent ses ennemis. Or, en un certain sens, la démocratie est un type d’organisation de la société destiné à entraver le règne du mensonge, à prévenir, par toute une série de garde-fous (des élections libres, le pluralisme, la liberté de la presse, l’État de droit…), les tentatives de manipulation.

LS Quelles sont les conséquences de ces théories complotistes qui se répandent très rapidement grâce aux réseaux sociaux ?

RR Ce phénomène a des effets immédiats dans la sphère médiatique, beaucoup plus forts qu’auparavant. Les médias traditionnels doivent composer avec la concurrence déloyale que leur font des médias dits « alternatifs » ou de « réinformation ». L’accélération du faux est liée à la conjonction des réseaux sociaux, du haut débit et du smartphone. On sait depuis une étude de mars 2018 réalisée par le Massachusetts Institute of Technology que les fausses informations circulent six fois plus vite que les vraies. D’autant que la lutte contre la désinformation est structurellement asymétrique car il faut infiniment plus de temps pour vérifier une rumeur que pour la mettre en circulation. Si la désinformation en ligne ne produisait ses effets négatifs que sur Internet, on pourrait s’en désintéresser mais ce n’est pas le cas. Nos sociétés n’ont jamais été aussi polarisées et tous les spécialistes s’accordent pour considérer que c’est l’un des effets IRL [« dans la vie réelle »] du biais de négativité favorisé par les algorithmes des plateformes. Il est donc urgent de les réguler avec détermination. Il y va de notre capacité à continuer à vivre en démocratie.

LS Y a-t-il une différence entre Twitter (désormais X) et les autres plateformes ?

RR Twitter est une plateforme particulière car elle a acquis une place centrale dans le débat public, comparable à aucune autre. Elle est omniprésente dans les médias du fait de son ergonomie car il est très facile d’intégrer un contenu Twitter lorsqu’on écrit un papier pour le web. Surtout, Twitter est une sorte d’agora mondiale où tout acteur politique se doit d’être présent. Et ça marche ! Une part substantielle du temps d’antenne des chaînes d’information en continu est désormais consacrée aux commentaires des uns et des autres postés sur Twitter. Pendant les quatre années de son mandat présidentiel, Donald Trump aura quasiment gouverné les États-Unis depuis son compte Twitter.

LS On a récemment observé sur TikTok un phénomène surprenant. Des millions d’utilisateurs ont partagé la Lettre à l’Amérique d’Oussama Ben Laden, écrite en 2002 pour justifier les attentats du 11-Septembre. De nombreux utilisateurs ont semblé séduits par cette lettre, expliquant qu’elle leur avait ouvert les yeux sur les enjeux géopolitiques. Comment expliquer une telle inversion des valeurs ?

RR C’est un peu comme si l’on se mettait à redécouvrir Mein Kampf. Cette lettre de Ben Laden est la négation même de tout humanisme, de toute idée de progrès, de tout ce qui constitue le socle des valeurs démocratiques. C’est une apologie de la violence et de la barbarie. C’est un texte d’un antiaméricanisme virulent mais aussi d’un antisémitisme éclatant puisqu’on peut y lire que « les Juifs » contrôlent l’économie, les médias et « tous les aspects » de la vie des Américains. Le succès posthume de cette lettre révèle qu’au minimum une fraction de la jeunesse n’est pas du tout immunisée contre la haine des Juifs. Cela signe un échec cuisant de ce qu’on a su transmettre de cette histoire-là.

Mais je pense que ce qui se manifeste ici est aussi plus complexe. Le premier ressort, bien sûr, c’est l’antisionisme, cette « permission d’être démocratiquement antisémite » pour reprendre les mots de Jankélévitch. Avec l’antisionisme en effet, on fait d’une pierre deux coups : on se libère de la mauvaise conscience liée à la Shoah – car si les Juifs sont les bourreaux des Palestiniens, alors on peut soupçonner qu’ils ont un peu mérité ce qui leur est arrivé et surtout on peut avoir des raisons valables de les haïr – et de celle héritée de la colonisation, en se racontant qu’à la place de nos grands-parents, on aurait été du bon côté de l’Histoire.

Le second ressort, c’est l’occidentalocentrisme. Je crois que les jeunes qui sont subjugués par la lettre de Ben Laden ne sont pas nécessairement travaillés par une passion antisémite mais plutôt par une espèce de narcissisme. D’autant qu’en décrétant que l’Occident est à l’origine de tous les problèmes, on réaffirme par métonymie sa propre primauté, on se donne une importance qu’en réalité on n’a pas ou plus. Le « sanglot de l’homme blanc », comme l’appelait Pascal Bruckner, procède ainsi d’un délire sur la distribution réelle du pouvoir et d’un complexe de supériorité trompeur : c’est un paternalisme qui, en maintenant l’Autre (le « colonisé », l’opprimé, le dominé) dans un rôle de victime passive du tumulte de l’Histoire, refuse de l’envisager comme un égal. Ce n’est rien d’autre qu’un ethnocentrisme qui ne dit pas son nom. Dès lors qu’Israël est identifié à cet Occident honni, ce n’est plus forcément l’hostilité aux Juifs qui explique l’antisionisme, c’est la haine de soi d’un Occident nostalgique du temps où il régnait en maître sur le monde.

LS Revenons aux attaques du 7 octobre. Dans votre podcast Complorama (avec Tristan Mendès-France sur France Info), vous expliquez que, pour certaines personnes, l’idée qu’Israël serait vulnérable correspond à « une dissonance cognitive ». Qu’est-ce qu’une dissonance cognitive ? Comment cela fonctionne-t-il dans notre cerveau ?

RR C’est un phénomène qui a été repéré par le psychosociologue américain Leon Festinger dans les années cinquante. Il s’était infiltré dans une secte millénariste qui prophétisait la fin du monde pour le 21 décembre 1954. Ce n’est évidemment pas arrivé et ces gens se sont retrouvés en situation de dissonance cognitive, c’est-à-dire que la réalité a percuté de plein fouet leurs attentes. Nous faisons tous l’expérience d’une dissonance cognitive lorsque nos croyances sont contredites par le réel. On est alors placé face à une alternative qui consiste soit à accepter le réel et à amender notre vision du monde, soit à se mettre à l’abri du réel, en ayant recours à une explication bancale mais provisoirement satisfaisante. Les membres de cette secte américaine se sont persuadés que si le monde n’avait pas été détruit, c’était grâce à leurs prières. De la même manière, la théorie du complot peut être une béquille, un moyen de se consoler en fuyant un réel jugé insupportable.

LS Je souhaiterais maintenant évoquer les propos négationnistes qui circulent pour nier les massacres du 7 octobre. Avez-vous été surpris de voir des théories négationnistes émerger aussi rapidement ? Complotisme et négationnisme sont-ils des phénomènes jumeaux ?

RR Je n’ai pas été surpris et je pense que le négationnisme qui s’est emparé du 7-Octobre est là pour durer. Il n’a rien de confidentiel. Des personnalités influentes, y compris du monde intellectuel ou des médias, s’y sont rapidement vautrées, comme l’islamologue à la retraite François Burgat. Pour tous ceux qui légitiment les crimes du Hamas en les présentant comme un acte de résistance, il est devenu tout à coup nécessaire de déréaliser la barbarie des exactions qui ont été commises. Quel que soit l’événement sur lequel il porte – c’est vrai du génocide des Arméniens ou de celui des Tutsis –, le négationnisme confine toujours au complotisme. Prenez la fameuse « phrase de 60 mots » de Robert Faurisson (« Les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des Juifs forment un seul et même mensonge historique », etc.) : c’est une théorie du complot. La seule différence est que le complotisme propose une version alternative d’un événement là où le négationnisme le nie purement et simplement. Le négationniste est un « redresseur de morts ». La « bonne nouvelle » qu’il vient annoncer est qu’il n’y a pas eu les morts qu’on dit. Cette tentation existe aussi côté israélien. Ainsi, l’image de la dépouille d’un enfant palestinien emmailloté a été considérée par certains comme une mise en scène : on a expliqué qu’il s’agissait d’une « poupée » et pas d’un véritable enfant. Cette assertion a été reprise par le compte Twitter de l’ambassade d’Israël en France. Or, selon plusieurs médias sérieux, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’un faux enfant. La tentation de nier les souffrances de l’adversaire est présente dans les deux camps, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions (lire l’article de Judith Toledano Weinberg, « La souffrance de l’autre », page 54).

LS Dans cette guerre de l’image liée au conflit entre Israël et le Hamas, on observe aussi le rôle joué par la Russie, notamment à travers certaines actions de déstabilisation (les étoiles de David bleues peintes au pochoir en région parisienne par exemple). Pourquoi la Russie mène-t-elle ces actions ?

RR Effectivement, les spécialistes pointent tous une probable implication des services russes dans cette affaire. Il faut dire que la Russie a un savoir-faire séculaire dans ce domaine. Les Protocoles des Sages de Sion par exemple sont probablement l’œuvre d’agents de la police secrète du Tsar à Paris, l’Okhrana, qui a plagié en partie un livre anti-bonapartiste écrit en français pour rédiger le plus célèbre faux document de l’histoire de l’antisémitisme. Pendant la période soviétique, les opérations de déstabilisation de nos démocraties étaient subsumées sous le terme de « mesures actives ». Il s’agissait notamment d’encourager la défiance à l’égard du système démocratique à coups de théories du complot, que ce soit sur l’assassinat de Kennedy ou sur l’origine du sida par exemple. Ces vieilles recettes ont été remises au goût du jour par Poutine dont il ne faut pas oublier qu’avant d’entrer en politique, il était officier du KGB.