Tout a changé, c’est pourquoi il faut changer aussi

© Jossef Krispeluntitled (idolatry), 2021, silkscreen (monotype) and spray paint on paper, 70*50 cm

Ceux qui parlent, ceux qui pensent comme ils parlaient et pensaient avant le 7 octobre sont des imbéciles. Les antisionistes devraient soutenir Israël ; les sionistes reconnaître que leur idéologie a failli, et qu’au fond le ver était dans le fruit : c’est la cruauté presque inhérente à cette terre qui s’est rappelée à nous la semaine dernière. La gauche européenne et américaine devrait rompre avec l’angélisme, comprendre enfin que le mal est le mal ; la droite israélienne gagner cette guerre, puis demander pardon – elle et ses relais, aussi bien chrétiens que juifs – à genoux, prosternée, le visage au sol, pour avoir immolé la sécurité d’un peuple aux rêves millénaristes de quelques uns, tout en organisant, méthodiquement, le divorce entre Israël et la diaspora juive, sans parler du reste du monde.

En ce qui me concerne, j’aimerais dire pour commencer une chose qui peut sembler bizarre ou même de mauvais goût. J’aimerais la dire pour évacuer d’emblée l’argument qu’elle recélerait, nous empêchant de faire front comme il se doit. Cette chose est la suivante : je ne suis pas sioniste.

Et pourtant, je souhaite, de tout mon cœur, de toute ma force et de mon âme, que l’armée israélienne anéantisse ses ennemis, que pas un n’en reste vivant, que des chefs prélassés à Doha jusqu’au moindre soudard gazaoui, du Liban à Téhéran et à Damas, un désastre absolument disproportionné – de proportions bibliques – venge le sang des victimes de Shemini Atseret.

Non, je ne suis pas sioniste. Je ne suis pas davantage antisioniste mais je sais qu’on peut l’être sans être antisémite : le Bund n’était pas un parti antisémite, et les hassidim de Satmar ne sont pas non plus des antisémites. D’ailleurs, en Israël, les dernières années ont presque complètement coupé la jeunesse intellectuelle, artistique et idéaliste, de sa mythologie nationale : je suppose que nombre de victimes du Hamas pouvaient aussi se dire antisionistes, je connais de tels Israéliens, et je ne veux pas que la mémoire de ces consciences torturées soit oblitérée par quelque idéologie que ce soit, fût-ce celle de l’État qui va maintenant, je l’espère, les venger.

Au demeurant, les contours du sionisme, comme ceux de l’antisionisme, sont bien plus fluides et poreux qu’on ne pourrait le croire. Le sionisme utopiste d’un Martin Buber ressemble à s’y méprendre à l’antisionisme contemporain ou tout au moins au post-sionisme : Buber croyait en la nécessité d’édifier un État binational, à la fois juif et arabe. Même les “Cananéens”, qui venaient de la droite sioniste, passeraient facilement aujourd’hui pour antisionistes puisqu’ils entendaient rompre avec deux mille ans d’histoire juive et inclure les Arabes dans une nouvelle identité, cananéenne justement, ou hébraïque. Au fond, les idées ne sont intéressantes que lorsqu’elles “délirent” un peu, qu’elles n’entrent pas dans les cases, et c’est ce qui se passe aux marges du sionisme et de l’antisionisme.

Une dernière chose à ce sujet. J’ai des amis palestiniens. L’un d’entre eux est d’une famille originaire de Baka, à Jérusalem, où aujourd’hui quelque autre famille, américaine, britannique ou française, mais certainement juive, doit habiter la maison que la sienne abandonna en 1948. (Elle serait trop chère pour des Israéliens “de souche” : à ceux-là, le sud ravagé et les villes-dortoirs du nord…) Alors comment ne pas comprendre que Jérusalem soit au moins autant, aux yeux de cet ami, l’endroit d’où les siens ont été injustement chassés, que la capitale spirituelle du peuple juif ? L’histoire est une chose complexe, ambiguë, dialectique, et la géographie l’est tout autant. 

Ainsi donc je ne suis pas sioniste. D’une manière générale, je crois peu au patriotisme : pour moi, on peut mourir pour les siens, pour vivre libre, pour la beauté du monde, et l’on peut tuer pour tout cela… mais le faire pour que l’Alsace reste ou redevienne française me semble aussi stupide que monstrueux. J’aurais été très heureux dans la Galicie multiculturelle des Habsbourg, à Venise, Alexandrie ou Smyrne : peu m’importe de vivre dans un pays juif, et d’ailleurs je n’y vis pas. Si j’y vivais, j’aimerais y entendre parler arabe autant qu’hébreu – l’arabe des Juifs d’Orient, comme celui des Palestiniens – yiddish et russe, français. L’Israël que j’aime, c’est la truculence des petites villes, leur ferveur toute juive, mais c’est aussi la décadence levantine de Jaffa et ses adhans matinaux, les dominicains de la porte de Damas – et puis d’évoquer Marienbad et Milos Forman dans la poussière d’une librairie, rue Shatz, avec cet étrange employé polyglotte au visage enchâssé de payès lustrées. Mon Israël est en somme résolument diasporique. 

Aujourd’hui, cependant, il ne s’agit pas de ça. Le sionisme politique fut peut-être une erreur, comme l’est n’importe quel nationalisme, mais le peuple juif, lui, est éternel, et son sang – comme celui des martyrs et héros, gentils, dont le destin fut scellé avec le sien le 7 octobre – réclame vengeance.

Je ne pleurerai pas les victimes civiles de Gaza. Je ne souhaite pas leur mort mais la guerre est la guerre, et c’est Haniyeh qui, depuis Doha, a de toutes les manières orchestré l’incroyable destruction de son propre peuple. Il l’a désirée, avec méchanceté, avec luxure. Ce sont les démons du Hamas qui ont fait de Gaza un immense bunker. Les nazis eux-mêmes, pourtant dévorés d’une pulsion de mort toute semblable, n’avaient pas à ce point voulu la perte de leur propre nation. Je ne pleurerai pas ceux que ces vampires auront emportés dans leur mortelle débauche, et je ne veux pas qu’on tente de me les faire pleurer. 

Qu’un seul Arabe en revanche, qu’un seul Arabe de la Terre d’Israël se fasse humilier, frapper, intimider, lyncher en rétribution des crimes du Hamas : il m’aura à ses côtés et, je le crois, bien des Israéliens aussi. C’est le martyre de Mohamed Abu Khdeir qui a armé mon désir d’écrire. C’était l’horrible été 2014, et je ne renie rien de mon dégoût d’alors, dégoût d’être homme et peut-être même d’être juif. Seulement, les fautes du peuple juif n’excusent en rien ses persécuteurs : nos prophètes ont réprouvé celles-là en maudissant ceux-ci.

Il est un certain mythe juif avec lequel nous devons rompre une fois pour toutes. Il nous a fait du mal. Il est partagé par les laïcs et les religieux, les sionistes et les antisionistes : c’est le mythe de notre innocence perdue. Nous serions un peuple anciennement innocent, innocent parce que faible – ce que les sionistes ont déploré, et que les antisionistes regrettent – un peuple injustement haï par une foule aussi perfide que puissante. Même Yeshayahou Leibowitz s’y trompait, qui écrivait après le massacre de Qibya, en 1953, que les Juifs se savaient désormais capables des mêmes exactions que les autres, nouveauté dans laquelle il voyait un changement sans précédent. Pourtant les Juifs ne sont pas plus purs que les autres, et ne l’étaient pas davantage avant Qibya. Cette “impureté” n’est pas le fait du sionisme. 

En un mot, si vous pensez que le sionisme et 1948, sans parler de la situation misérable de Gaza, “expliquent” ce qui s’est passé le 7 octobre, c’est que vous ignorez l’histoire. Celle des pogroms, par exemple, ne se réduit pas à ce qu’en raconte Le Violon sur le toit. L’un des plus sanglants jamais commis se déroula en 1648 dans ce qui était alors le royaume de Pologne : les paysans ukrainiens révoltés firent payer aux Juifs leur alliance avec la noblesse polonaise et la souffrance que cette dernière, avec la complicité des régisseurs juifs, leur infligeait. Un pogrom qui eut donc aussi la libération nationale et même la justice pour prétexte : 20.000 morts. De même les responsables juifs de l’Holodomor n’étaient pas sionistes mais communistes, et c’est en partie le souvenir de cette responsabilité (qui devrait nous faire honte comme nous font honte les injustices de 1948) qui arma d’autres consciences ukrainiennes au service de la SS : si le massacre de Reïm, Beeri et Kfar Aza est tant soit peu justifié ou même explicable à vos yeux, alors Babi Yar doit l’être aussi. Ça n’est pas ce que je pense : bien au contraire, je crache à la face de ceux qui pensent de la sorte. Mais moi, je suis cohérent. 

Ma cohérence, celle à laquelle j’encourage mes lecteurs, est la cohérence du cœur, non des idéologies. Le nationalisme est abominable, la morale marxiste insane. Ce ne sont pas seulement les horreurs de la Kolyma ou de Tuol Sleng que cette morale nous empêche de percevoir : c’est aussi le génocide des Tutsis, et même celui des Arméniens, dont la prospérité excitait la haine des nationalistes turcs. C’est, en définitive, la Shoah. À tout réduire à la notion d’oppression, on se force à ne pas comprendre la radicalité du mal – l’histoire éternelle de Caïn, poussé par la jalousie à tuer son frère. Je n’oublie pas que, en termes marxistes, les Hutus étaient les “bons”, car dans le passé, c’étaient eux qu’avaient opprimés les Tutsis, plus riches. Je ne l’oublie pas, et c’est pour cela que je ne suis pas tiers-mondiste. Le marxisme peut aider à comprendre des dynamiques sociales et économiques : il est généralement impuissant à comprendre la conscience humaine. Appliqué aux peuples – et c’est précisément cela que l’on appelle tiers-mondisme – il ne fait que les réifier en “oppresseurs” et “opprimés”, justifiant, s’il le faut, jusqu’aux génocides que pourraient commettre ces derniers. 

Pour moi, je n’aime pas davantage les atrocités des Mau-Mau que celles des cosaques de Khmelnitski. Je ne crois pas que les souffrances des faibles justifient leur barbarie. Je n’ai tout simplement pas la mystique des opprimés : ni prolétariat, ni Tiers monde, ni, d’ailleurs, peuple juif. Si je crois en l’élection de ce dernier, sa misère ne m’intéresse pas plus que sa gloire, et misérable ou glorieux, je voudrais seulement qu’il soit fidèle à sa mission. On peut être pauvre et s’appeler Jean Valjean ou Thénardier ; prospère comme Jean Valjean devenu M. Madeleine ou encore comme Thénardier qui, finalement enrichi, se fait négrier. Thénardier est un mauvais riche parce qu’il était un mauvais pauvre : le mal existe, un point c’est tout.

Nulle cause (quel que soit le sens qu’on donne à ce terme) ne justifie l’horreur – ni même ne l’explique. L’horreur est une brisure dans la chaîne des causes. Et j’ajoute : à bas les causes, à bas la politique, si c’est à cela qu’elle nous ravale. Rompre avec le kitsch de la pureté ne revient pas à calomnier les Juifs mais au contraire à mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui. Pour citer Primo Levi, “nous sommes des morceaux d’humanité bien ordinaire”, et c’est cette ordinaire humanité, à la fois bonne et mauvaise, que pour des raisons appartenant davantage à la métaphysique qu’à la logique, on a cherché depuis trois mille ans à annihiler. Rien n’a changé et il convient donc, aujourd’hui comme hier, de se défendre coûte que coûte. 

Notre tradition nous apprend à désigner les formes du mal. Et il n’en est aucune, soit dit en passant, dont les Juifs soient préservés ou exempts. Il y a le mal pharaonique, celui de l’oppression étatique ou économique : je dis pharaonique, mais dans la Bible, cela commence à Babel, au temps de Nemrod. Et Salomon, roi israélite, fut, lui aussi, à maints égards un “pharaon” (I Rois 5,27-32). Ce mal est atroce mais il peut se racheter : on doit aimer l’Égyptien, ou du moins ne pas le haïr (Deutéronome 23,7), et selon Jonas, Ninive même, la colossale ennemie d’Israël, est en mesure de se repentir.

Et puis il y a Amalec. Ce mal-là est absolument irréductible. Amalec ne construit rien, contrairement à Nemrod et Sargon, Chéops et Ramsès II : il ravage et ne sait rien faire d’autre, il ravage à en mourir. Pharaon, c’est l’excès de la loi, Amalec son absence. En un sens, Amalec est aussi plus proche d’Israël, car il est, lui aussi, fils de Sem, et même neveu de Jacob. Il est le jumeau d’Israël, le premier-né des nations (Nombres 24,20) : souvenir, sans doute, de temps archaïques où se mêlaient ces populations bédouines, où leurs chemins étaient encore les mêmes. Il faut donc détruire Amalec en n’oubliant pas la part d’Amalec qui murmure en nous-mêmes. Il faut l’extirper sans descendre jusqu’à lui ressembler à nouveau. Dans le mythe biblique, la création du monde semble s’achever avec la victoire de Yhvh sur les dieux de l’Égypte (Exode 12,12) puis l’immolation de la si redoutable Mer, divinité du chaos – en somme, avec la fin de l’oppression politique et des désordres qui l’appellent. Mais en fait Amalec demeure, l’ultime visage du tohu-bohu primordial, et la guerre qui nous y oppose semble, elle, n’avoir pas de fin : “Puisque sa main s’attaque au trône de Yah, guerre pour Yhvh, à Amalec, de siècle en siècle !” (Exode 17,16). Cette guerre sera sans fin, mais il faut savoir la livrer le moment venu. Ce moment est arrivé.

Et à ceux qui me rétorquent que la vengeance appartient aux faibles, je répondrai que l’amour qui la justifie est aussi une faiblesse – une divine faiblesse que je préfère à leur froid stoïcisme de cyborg.