Un monument Éclaté

 

Dans Enfants de Paris 1939-1945, un livre somptueux, l’artiste Philippe Apeloig a réuni un millier de photos des plaques posées sur les murs de la capitale pour rappeler la mémoire des victimes de la guerre.
En parcourant ce volume aussi épais que subtil, on découvre des couleurs, des formes, des styles, et des textes singuliers, chacun portant la marque de ceux qui ont voulu que cette mémoire dure. Le directeur artistique de Tenou’a, Élie Papiernik, a rencontré l’auteur.

Plaques commémoratives

ÉLIE PAPIERNIK Ce livre, Enfants de Paris 1939-1945, est un regard d’artiste, un regard d’homme de la lettre sur des objets de la mémoire. Et c’est pourquoi Tenou’a a voulu provoquer cette rencontre entre vous et le designer que je suis. Dans le livre, vous racontez que votre grand-mère, Golda, est passée d’un nom qui était Szwarcberg au nom de Rozenberg, et la montagne noire est devenue montagne rose. Ce changement de couleur a-t-il été décisif dans votre façon de travailler ?

PHILIPPE APELOIG Non. En revanche, j’aime bien cultiver le hasard et il est vrai qu’à l’intérieur des noms ou des mots, il y a des clés. Le fait que dans leurs noms de famille il y avait des mots qui énoncent des couleurs m’a donné la trame de mon récit, en me disant que, peut-être, je pouvais diviser les chapitres de mon texte par des couleurs, du noir, du rose puis je parle de la couleur des cheveux de ma mère qui sont passés du blond au roux teint et finalement au blanc. Il y a comme ça toute une palette de couleurs qui s’est mise en place mais sans déterminer mon idée d’être dans les arts visuels. Le métier de graphiste m’est venu par accident, je ne l’ai jamais vraiment choisi. Il s’est imposé au fil de mes études.

ÉP Il y a un autre élément qui me marque très fort dans votre livre, c’est l’histoire de la « Goutte noire ». Vous montrez la couverture d’un livre que vous avez réalisée alors que vous aviez 10 ans. Avec votre grand-père, vous vous rendez là où vos grands-parents ont été cachés et vous décidez d’en faire un livre dont la couverture est montrée ici. Pour moi, voir un tel dessin, fait si jeune, est très prémonitoire tant d’un travail de typographe que de celui d’un homme de la mémoire.

PA Ce dessin m’a surpris moi-même lorsque je l’ai retrouvé dans un cahier que j’ai toujours gardé parce que j’aimais déjà écrire. Je voulais toujours garder la trace de ce que j’entendais. J’ai d’ailleurs enregistré mes grands-parents, je peux réentendre leur voix, ce qui est bouleversant, d’autant que la voix me semble presque plus forte que l’image. Il n’y a rien de plus vivant que d’entendre la voix de quelqu’un qui n’est plus là – et avec leur accent yiddish et les mots qui leur manquaient. Ce cahier était en même temps un exercice personnel pour arriver à mélanger le dessin et l’écriture. Sur la couverture, on voit le nom, Goutte noire, qui est le nom d’un ruisseau mais aussi d’un hameau à côté de la ville de Châteaumeillant dans le Cher, où ils étaient cachés avec leurs trois enfants. Ma mère était là également mais dans un autre lieu. Cette division de la famille a été souhaitée de sorte que, si l’un d’entre eux devait être arrêté, les autres avaient une chance de ne pas l’être. Goutte noire, ça aurait pu être le titre d’un poème ou d’un tableau, et j’étais très sensible à la poésie. On y entend aussi la goutte d’encre de chine qui pourrait tomber d’un pinceau ou d’une plume pour se répandre sur une feuille de papier.

ÉP Dans les années deux mille, votre mère se voit confier un livre autour de la mémoire et se rappelle ces années-là. Avec beaucoup de ténacité, elle décide de poser une plaque à Châteaumeillant en hommage aux habitants qui ont caché des Juifs. Cette plaque, elle la fait toute seule, sans que vous ne participiez en tant que graphiste à sa création. Ce livre est-il lié à cette frustration ?

PA C’est plutôt un déclencheur. Ma mère a toujours parlé de son enfance à Châteaumeillant. Mais au début des années deux mille est venu le désir incandescent de laisser une trace, non seulement de son enfance, mais de cette quarantaine de familles juives qui avaient trouvé refuge dans la ville, et de rendre hommage à ces habitants qui leur avaient sauvé la vie. Ma sœur et moi avons accompagné ma mère dans cette démarche, ainsi que mon père qui a beaucoup œuvré dans la recherche des archives et la constitution d’une sorte de comité pour trouver les moyens de poser cette plaque. Il n’était pas possible de laisser l’histoire se dérouler sans qu’il y ait quelque chose qui reste, si petit soit-il. À cette époque, je n’ai jamais pensé que j’aurais pu dessiner une plaque. En revanche, cela a contribué à m’intéresser aux plaques commémoratives de cette période de l’Histoire, même si cet intérêt date de bien plus tôt, lorsque j’habitais aux États-Unis et que j’ai découvert le travail de l’artiste Maya Lin qui a créé à Washington un lieu de mémoire, The Wall, destiné aux vétérans du Vietnam. C’était la première fois qu’une artiste reconsidérait l’idée du monument aux morts qui devenait une pièce de Land Art, avec évidemment un travail sur la typographie puisqu’elle a fait graver dans le marbre les noms tous ces soldats qui sont tombés. Cela m’a fasciné. À Paris, il n’y a pas de monument aux morts sur cette période de l’Histoire, alors même que Paris a été très touché par toutes sortes de destins, des gens qui avaient été déportés, arrêtés, Juifs ou résistants, ceux qui avaient été Justes ou qui avaient eu des actes de résistance… Il y avait toutes sortes de plaques et je me suis rendu compte que ce monument aux morts existait mais qu’il était totalement éclaté dans la ville et dispersé par la pose de ces plaques qui avaient été mises dès la Libération de Paris et qu’on continue encore à poser aujourd’hui. Donc il y a un désir de laisser une trace de ce qui s’est passé ici ou là dans Paris et je pense que Paris est la ville qui compte le plus grand nombre de plaques sur cette période de l’Histoire.

ÉP J’ai l’impression que vous avez hérité de la pugnacité de vos parents par ce travail qui rassemble ce «monument éclaté» en plus de mille photos, alors qu’il n’y avait pas de liste recensant les plaques. C’est un travail incroyable que vous avez mené, un travail d’archiviste, presque d’archéologue, puis de photographe. Et ce travail n’est pas seulement son résultat, le livre, mais aussi tout un chemin que vous avez parcouru…

PA Le résultat, pour moi, était de faire un livre d’art, d’une certaine façon un monument de papier. Je voulais les réunir tous ensemble et, au préalable, il a effectivement fallu enquêter pour les trouver. C’était troublant de voir qu’il n’y avait pas de listing complet des plaques. Alors, avec une équipe de jeunes diplômés d’écoles d’art – aucun d’entre eux n’était historien ni spécialiste de cette période et, pour certains, ils ont découvert la ville en recherchant les plaques –, nous avons mené ce véritable travail d’enquête et ce jeu de pistes. Il y a un aspect presque ludique dans ce travail, de divertissant, avec la persévérance d’essayer d’être au plus proche de l’exhaustivité. Mais il était assez joyeux d’aller trouver ces plaques dans certains endroits insolites – nous sommes même montés jusqu’au sommet de la Tour Eiffel puisqu’il y a une plaque en métal au dernier étage qui indique que les pompiers ont hissé le drapeau tricolore juste avant la Libération de Paris.

ÉP Ces plaques ont beaucoup été réalisées par des artisans, des compagnons graveurs, souvent avec un goût certain. Certaines sont assez extraordinaires par la typographie, la couleur, les gravures, les dessins. Plus récemment, les plaques posées sont un peu systématiques, sans cette âme esthétique. Qu’en pensez-vous ?

PA C’est une grande tristesse que de voir la désinvolture totale des gens qui sont en charge de les poser. Je sais que ça passe par un processus très long, qui est compréhensible, entre l’avis du syndic des immeubles et les autorisations administratives. L’initiative est donc très louable mais le résultat est un gaspillage total, parce qu’il n’y a aucune conscience de la qualité de la composition typographique. Il est désarmant, pour des gens dont c’est le métier, de voir que le résultat est bâclé. C’est comme si on assistait à un concert où les instruments ne sont pas accordés. Quel dommage ! Parce qu’il y a une vie des plaques : certaines disparaissent, certaines sont remplacées du fait que le vocabulaire change (par exemple, il reste deux plaques dans Paris qui mentionnent « les Boches »). Mais ce n’est pas uniquement la qualité de la typographie des plaques qui devrait être une priorité, précisément à partir du moment où on compose du texte fait pour rester. Il faut prendre aussi en compte le choix du matériau, des couleurs, des formes et parfois même des ornementations. Il me semble que c’est un vrai sujet de design. En même temps, la forme des plaques est déterminée par l’espace disponible sur les murs où il n’y avait pas d’emplacement prévu pour les sceller. Les messages sont aussi de plus en plus longs sur les plaques, ça m’a frappé. Sur certaines parmi les plus anciennes, il est simplement marqué : «Un Français est tombé ici». Aujourd’hui, il y a tout un laïus et je pense que c’est le discours politique qui prime. C’en est même gênant de voir des officiels poser en écharpe tricolore devant ces plaques comme s’ils s’en glorifiaient tout en méprisant la dimension de design de l’objet que l’on inscrit sur les murs de la ville.

ÉP Sans aucune considération de la beauté…

PA De la beauté et du travail bien fait. Ce qui me touche sur les plaques anciennes, c’est l’amour du métier que l’on ressent, en voyant ces traces qui restent, celles des artisans qui, effectivement, avaient une connaissance de la typographie, de la taille de la pierre, qui savaient utiliser les matériaux… Ces artisans ont mis en œuvre un véritable travail qui devient une source d’inspiration extraordinaire pour les graphistes que nous sommes aujourd’hui.

ÉP Vous êtes un artiste accompli, un graphiste important des xxe et du xxie siècles. Ce projet a-t-il amené un sens différent à votre vie ?

PA Oui, déjà parce que jamais je n’avais entrepris un travail personnel aussi important. Lorsqu’on est designer, on travaille sur commande, en tandem, avec des délais à respecter, un sujet à communiquer, c’est l’art de la communication visuelle. Une des chances de ce métier est de se sentir en permanence en train d’apprendre quelque chose. J’absorbe tout ce qu’on m’explique puis, après, je suis là pour désobéir, dans le sens où c’est à moi de trouver la solution. C’est une question de métier, de sensibilité. Et ce qui a changé dans mon parcours, c’est d’avoir abouti à un travail personnel qui reliait à la fois mon histoire intime, familiale, et la mémoire. Je vois ce travail comme un trait d’union entre la mémoire et la typographie : je voulais trouver une solution pour que ces deux centres d’intérêt, qui sont parmi ceux qui me préoccupent le plus au quotidien, se croisent et aboutissent à quelque chose.

ÉP Ce projet, ce n’est pas qu’un livre…

PA Le livre a été la première grande étape. J’ai souhaité le prolonger par une installation artistique, pour faire en sorte que les images des plaques soient vues par le plus grand nombre, non pas dans une exposition mais en les transformant en des images de lumière projetées en grand format sur les murs du Panthéon – monument emblématique de la République française, qui se trouve au cœur du quartier latin, là où tant de jeunes vont et viennent. Cette installation au Panthéon, qui a eu lieu en septembre 2021 à l’occasion des journées européennes du patrimoine, confirme que ces plaques appartiennent au patrimoine architectural parce qu’elles se fondent dans les murs des immeubles, au patrimoine de la mémoire, au patrimoine juif aussi bien sûr. Cette installation donnait une dimension émotionnelle énorme à ce monument qui est le cimetière des grands hommes et femmes de la nation. Soudain, les noms d’anonymes étaient projetés sur les murs, s’affichaient et s’effaçaient en grand format, donnant presque l’impression que le monument respirait au rythme de la révélation des images sur les murs du Panthéon.

Voir le film Ces murs qui nous font signe sur l’installation au Panthéon en septembre2021: mille plaques commémoratives 1939-1945 à Paris, projetées sur les murs extérieurs du Panthéon.

Visionner le making of de Enfants de Paris 1939-1945

Voir aussi le compte Instagram de l’Association Les Enfants de Paris (@ces_murs_qui_nous_font_signe/), la page Facebook du Studio-Philippe Apeloig (@Studio-Philippe Apeloig) et le site de Philippe Apeloig (www.apeloig.com)