Cette année, le jour de l’indépendance israélienne ne sera pas une fête. Israël est en guerre, les familles endeuillées, et les otages toujours captifs.
Non, cette année Yom haAtsmaout ne sera pas joyeux. Mais il sera peut- être plus plein de sens que jamais: tout d’abord, malgré l’attaque du 7 octobre, malgré le Hezbollah, les Houti, la première attaque directe de l’Iran, et ses proxies en Cisjordanie, les Juifs ont toujours un pays.
Ils ont su se défendre, et se défendent toujours.
Israël est blessé, mais debout.
Et surtout, peut-être que les Israéliens ont quelque chose à nous apprendre, Juifs de diaspora, en ce jour de l’indépendance.
Je veux parler d’indépendance d’esprit.
“J’ai entendu dire qu’il y avait des sionistes, infiltrés dans le camp.”
Cette phrase n’a pas été prononcée dans l’Allemagne de la fin des années trente. Elle n’est pas non plus une variante du sketch de Desproges de 1986, avec son inoubliable ouverture pince sans rire: “Il paraît que des Juifs se sont glissés dans la salle”.
Aujourd’hui, on ne rigole pas.
Cette phrase, deadly serious, a été prononcée en 2024, sur le campus de Columbia, l’une des universités les plus prestigieuses du monde dans le Upper West Side de New York, par un gamin exalté au keffieh de mise, invisible sous son masque noir, clone de tous les autres gamins exaltés en keffieh assortis, bien campés avec leurs tentes sur la belle pelouse de la vénérable institution, tandis qu’il donne les ordres depuis son haut parleur: “Alors on va former une chaîne humaine pour empêcher les sionnistes” d’entrer dans le camp.
Ça a l’air d’être du délire, mais c’est deadly serious. Littéralement, alors que les appels à la mort des Juifs résonnent de voix en panneaux.
Lorsqu’ils parodiaient les discours délirants de “Columbia Untisemity”, dès le début de la guerre, les comiques israéliens de Eretz Nehederet ne pensaient peut-être pas à quel point la réalité allait rejoindre la caricature.
Car chez les woke de la nouvelle gauche radicale et les fans de “From the river to the sea”, l’idéologie ignore autant la réalité que le second degré.
On n’a pas plus peur de l’absurde que de la mauvaise foi.
Alors lutter contre l’“infiltration sionniste” sur les campus devient une tâche à laquelle s’attellent des milliers de jeunes enthousiastes sans la moindre dissonance, dans leur “campement woodstockiens” qui sont, somme toute, assez exaltants. Bientôt répandu comme une traînée de poudre, le modèle de “campement” de Columbia s’est rapidement vu répliqué dans presque chaque université occidentale en Europe, en Amérique du Nord et en Australie.
Au départ, on se disait simplement “antisioniste”.
“On n’est pas antisémites”, entend-on dire les critiques d’Israël, depuis la fin des années soixante. “Simplement antisionistes.” “Arrêtez un peu de tout confondre.”
Le ton convaincu de l’idéologue mesuré, l’assurance de celui qui est du bon côté de l’opinion et, bien sûr, de la morale.
Comme si dénier au peuple d’Israël son lien fondamental avec le pays qui porte son nom n’était pas le nouveau visage de la haine du Juif, et de la malveillance qui lui est portée, fidèlement, bien que sous des formes fluides, à chaque génération.
Alors, début avril, sur les campus des révolutionnaires de canapé, on demandait aux Juifs de montrer patte blanche: il fallait dire qu’on était “pour la libération de la Palestine” pour être accepté en salle de cours.
Il fallait désavouer son appartenance, et encore plus son soutien, au pays des Juifs encore sous attaque. Au nom de la revendication des peuples indigènes d’avoir accès à leur terre, on interdisait à un peuple indigène le droit de vivre sur la sienne.
Pour qui a un peu de mémoire collective ou de références historiques, la chanson n’est pas nouvelle.
Quoi qu’il fasse, le Juif a tort.
Lorsqu’il était dispersé en diaspora, c’était un parasite, et un traître.
L’affaire Dreyfus a d’ailleurs été, pour certains, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’injustice: les Juifs se sont rendus compte qu’il ne fallait plus se contenter de tenter de se faire accepter dans leurs “pays d’accueil”, y fût-on installé depuis des siècles.
Tôt ou tard, ça allait recommencer.
On allait à nouveau se faire expulser d’Espagne ou d’Angleterre. Le Tsar ou les paysans polonais allaient lancer de nouveaux pogroms. Dans les villages d’Irak et du Yémen, les voisins musulmans se réveilleraient de nouveau un bon matin pour un autre lynchage. Peu importait combien de temps entre les massacres. Ce n’était qu’une question de temps.
Il fallait à présent en finir d’être sans cesse à la merci des autres, maltraités en permanence, et trucidés presque en entier de temps à autre.
Il fallait désormais rentrer à la maison.
Voilà tout simplement le raisonnement de Herzl, et l’origine du sionisme politique moderne.
Celui-ci ne faisait que suivre le sionisme religieux qui a accompagné l’histoire juive en chuchotant contre le désespoir, au fil des siècles, cette attente infatigable du “retour à Sion” scandé à chaque prière trois fois par jour, la promesse de “l’année prochaine à Jérusalem” à la fin de chaque fête.
Cet espoir indéfectible, qui a fini par créer une réalité nouvelle pour le peuple juif, est devenu l’hymne national israélien.
Écoutez-le en lisant ces lignes.
Le plus bel hymne du monde, car il parle, simplement avec douceur, d’espoir: celui d’être, malgré tous les démentis de l’Histoire, un jour à nouveau, “un peuple libre sur notre terre”.
Ce jour est arrivé.
Et voilà que si hier, c’était la dispersion que l’on nous reprochait, aujourd’hui, c’est la légitimité de notre retour.
Alors apprenons un peu de l’Histoire.
Les Juifs français, pour se conformer au code napoléonien et gagner leur acceptation dans la nouvelle société française, avaient renoncé à leur auto-identification comme peuple pour devenir “Français de confession israélite.” Ceux d’Europe de l’Est avaient choisi le communisme.
Voyez comme cela leur a servi. Dreyfus, qui s’était dévoué à la France au point de servir son armée et s’était retrouvé accusé de trahison, Trotsky, ouvrier de la révolution socialiste, finit assassiné par le régime de Staline.
Les Juifs allemands avaient accepté de renoncer à la barbe et à la kippa, d’embrasser le porc et les crevettes, et de dire au revoir au shabbat, pour mieux s’intégrer dans la société la plus éclairée du début du vingtième siècle.
Voyez comme cela leur a servi.
N’importe quel psychologue spécialiste des situations d’abus vous le dira. Il en va de même pour les peuples. Lorsqu’on se trahit soi-même en donnant à ceux qui nous haïssent ce qu’ils veulent, ils ne sont pas apaisés. Ils vont plus loin.
Il y a un mois, on demandait aux jeunes étudiants juifs de se dire antisionistes.
La semaine dernière, au barrage des clowns en keffieh à l’université de UCLA, on entendait la petite masquée dire avec assurance à l’étudiant ahuri qu’elle empêchait d’entrer sur le campus: “les Juifs ne rentrent pas”.
Allons bon. Je croyais qu’on avait dit seulement les sionistes.
Voilà ce que j’aime chez les Israéliens.
On leur reproche la houtspa (le culot). Ils ont compris la chanson: la vraie indépendance, c’est de ne pas chercher à amadouer ceux qui nous haïssent.
C’est de ne pas s’en occuper.
Halass ! חלס, comme on dit ici (en arabe, d’ailleurs). Assez!
Hier, l’antisémites accusait le Juif d’être un “tueur de Jésus”, aujourd’hui il est un « tueur de Palestiniens”. Changement d’objet direct, même rhétorique.
Le nouvel antisémitisme, Robert Badinter le disait déjà il y a fort longtemps, a pris l’antisionisme comme nouveau paravent qui cache très peu la nudité de la haine.
Heureusement, les Juifs n’ont plus à en être tributaires.
Ils sont de retour chez eux, et ils continueront de se battre pour se défendre.
Quoi qu’on en dise.
C’est peut-être cela, aujourd’hui, Yom haAtsmaout.
L’invitation à prendre de l’indépendance vis-à-vis de l’opinion des autres.
Les Israéliens ne cherchent pas à être aimés.
Enfants de rescapés de la Shoah, de réfugiés d’Iran, d’Égypte, du Maroc et de partout, ils ont choisi, enfin, de s’aimer eux-mêmes.
Bien sûr, ils ont du progrès à faire, surtout les uns avec les autres. Mais le retournement de paradigme est opéré.
C’est ce qu’on fait d’autres minorités opprimées aux États-Unis, dans les dernières décennies du vingtième siècle. Souvenez vous des mouvements comme Black is beautiful, et la Gay pride: soudain, ces communautés jusque là brimées, retournaient le stigmate en fierté. On ne cherchait plus à “blend in”, à se fondre dans la masse. On revendiquait ses couleurs.
À quelques jours de la Gay pride qui, cette année en Israël, sera une marche silencieuse en l’honneur des otages, c’est l’heure, pour les Juifs de partout, de la Zionist pride.
Le sionisme est une vertu, une éthique, une lettre d’amour à notre terre, une façon d’honorer notre identité la plus profonde, et un rêve réalisé qui est peut-être l’un des plus beaux exemples, avec toutes ces imperfections, d’un processus de décolonisation réussi.
Cette année, alors que les Juifs du monde entier pleurent nos morts et que l’on attend encore nos otages, alors que l’on assiste, impuissants, à une folie antisémite qui se réveille de par le monde comme si la nuit de cristal était simplement une sieste, ceci est un appel, même triste, même blessé, à revendiquer la fierté d’être soi.
Zionism is beautiful.
Bonne indépendance.