Fragments de collections, par RAPHAËL DENIS

Vue de l’exposition, Raphaël Denis – © Juan Cruz Ibanez

Il y a foule ce soir de janvier 2023 chez Christie’s, avenue Matignon à Paris. Ce n’est pas une vente exceptionnelle qui fait courir ce nombreux public mais une table ronde sur un sujet épineux qu’on s’étonnerait presque de voir abordé dans une maison de vente : la restitution des œuvres spoliées aux familles juives par les Nazis. Christie’s commémore durant les douze mois à venir les 25 ans des « Principes de Washington » par une série d’événements intitulés Reflecting on Restitution organisés à Londres Amsterdam, Vienne, Berlin, Londres et Tel Aviv.

La table ronde organisée par Christie’s lors de ce premier évènement parisien réunit chercheurs, historiens de l’art, services ministériels en charge de la recherche des biens spoliés au niveau des États, conservateurs de musées responsables de collections publiques, familles juives spoliées… Cette diversité d’intervenants et la vivacité de nombre de leurs échanges en ces lieux magnifiques et policés, montre la complexité des processus de restitutions au niveau légal autant qu’au niveau personnel et leur résonance monétaire mais aussi affective, pour les états, les maisons de vente, les acheteurs et les familles.

Signe d’une volonté du département des restitutions de Christie’s de communiquer sur la volonté d’établir la traçabilité de chaque œuvre mise en vente, l’installation intitulée Fragments de collections conçue par Raphaël Denis a été exposée dans les locaux parisiens de la maison de vente en février 2023. Raphaël Denis est artiste et chercheur. Il développe depuis plus de dix ans une série d’installations intitulée La loi normale des séries, exposées au Centre Beaubourg ou au musée Picasso par exemple. Fragments de collections est construit à partir de numéros d’inventaire, de catalogues, de toiles qui prennent la forme de linceuls, de cadres retournés et de portraits invisibles, les installations matérialisent ainsi la violence de la spoliation de façon radicale et mortifère.

Raphaël Denis – © Juan Cruz Ibanez, janvier 2023

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Les « Principes de Washington »

En 1998, lors d’une conférence organisée par le Département d’État américain et l’Holocaust Memorial Museum à Washington, « les principes de Washington pour l’art confisqué par les Nazis » sont signés par quarante-quatre États et treize ONG.

Ces principes, adoptés après des discussions très tendues entre les représentants des États et les institutions juives, facilitent les recherches sur la localisation et la provenance des œuvres mais fournissent aussi un cadre international pour revenir sur des ventes forcées ou douteuses qui ont eu lieu, y compris après-guerre. Les outils donnés par ces principes aux différentes parties en présence permettent d’accélérer des négociations souvent extrêmement longues et tortueuses.

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Entretien avec Raphaël Denis, artiste
et Léa Bloch, responsable de vente chez Christie’s

Vue de l’exposition, FONDS ROSENBERG, LES ANNÉES PARISIENNES, Livres d’artiste, Ed. 30 ex + 3EA, 2019
© Christie’s, Juan Cruz Ibanez

Delphine Auffret Pourquoi en êtes-vous venu à réaliser des installations sur la spoliation ?  

Raphaël Denis Avant d’être artiste un plein temps, même si on n’est jamais vraiment artiste à plein temps, on m’a confié deux cartes blanches très rapidement. En une semaine. Une pour un galériste pour qui je travaillais dans son immense hôtel particulier, Horta à Bruxelles. Et l’autre mon propre galériste. Et dans les deux cas, j’étais régisseur, j’organisais tous les stocks, tous les accrochages de toutes les expositions comme ça pendant 3 ans, notamment à Bruxelles. J’étais artiste, il collectionnait mon travail: on s’entendait très bien. Il m’a dit “ Vas-y Raphaël, fais ce que tu veux”. J’ai voulu récupérer toutes les œuvres dans le stock de la Galerie. C’était massif. Je souhaitais tout mettre sur un socle de 50 m², voire davantage. Puis, mettre les œuvres les unes sur les autres, face contre face, caisse sur caisse, peinture sur peinture. On ne verrait rien mais on verrait un ensemble d’œuvres, Evidemment, à Horta, on m’a dit non. L’autre galerie m’a expliqué plus ou moins dit la même chose: “Pour des raisons très pratiques, on ne s’amuse pas avec les œuvres de tes collègues”. Et ils ont bien raison. C’est là où j’ai commencé à acheter de nombreux cadres dans un marché aux puces qui s’appelle le jeu de Balle à Bruxelles qui rappelle étonnamment le jeu de Paume à Paris. En accumulant très rapidement dix, vingt, cinquante cadres, ça m’a fait penser justement à cette fameuse photo d’une salle des séquestres, où les tableaux étaient entreposés les uns sur les autres. On voyait une masse de tableau sans savoir ce qu’il y a à l’intérieur. On pouvait imaginer qu’il y avait à l’intérieur, les cadres étaient beaux, la photographie en noir et blanc, on ne savait pas trop d’où ça venait. J’avais entendu parler d’Alfred Rosenberg, très brièvement, dans de Nuremberg à Nuremberg. Cette période critique pour les Juifs, critique pour les Hommes, critique pour les peintres, critiques pour la création, m’intéressait. C’était une époque sordide, d’extrême tension entre un peuple persécuté et l’appropriation de tous ses biens, culturels ou pas, l’appropriation des biens de ce qui fait également un être humain. Parce que les objets parlent. Ils peuvent dresser le portrait de quelqu’un. Les objets reflètent une âme et encore peut-être quand on parle de ce qui préside aux choix de tableaux, de sculptures. 

Léa Bloch Certains détracteurs de ce type de projet pensent qu’ils traitent d’une partie infime dans l’immensité des sujets liés à la Shoah parce que tout le monde ne collectionnait pas l’art. Pour nous, essayer de restituer le goût des collectionneurs, leurs audaces, les amitiés qu’ils ont eues, montrer à quel point, à cette époque-là, c’était risqué de d’aimer certains artistes., comme Picasso ou Matisse par exemple. C’était leur rendre hommage d’une nouvelle manière en reconstituant  leur personnalité pour tenter de la faire découvrir au grand public mais aussi souvent à leurs héritiers, à leur famille. Ces quêtes de restitution et ces recherches de provenance sont l’occasion aussi pour les familles de s’approprier leur héritage moral (et pas seulement pécunier), de savoir qui était leurs grands-parents, arrière-grands-parents, qui ils ont collectionné. 
Quand on s’intéresse aussi à la théorie du goût et à la façon dont les dignitaires nazis avaient d’appréhender l’histoire de l’art par rapport à tous ces collectionneurs juifs, c’est passionnant. On se rend compte que ces derniers ont eu un œil absolument extraordinaire. Les artistes qu’ils aiment, sont aujourd’hui ceux qui résonnent le plus quand on pense aux avant-gardes parisiennes. 

Vue de l’exposition, Raphaël Denis – © Juan Cruz Ibanez

DA  Les survivants de la Shoah ont témoigné et ont été entendus longtemps après la survenue des événements eux-mêmes. Est-ce que cette question de la spoliation n’a pas été examinée de façon encore plus tardive? 

RD Certains chercheurs estimaient qu’il était inutile de regarder de près les restitutions des œuvres d’art en expliquant que la seule chose sacrée, c’est la vie. Les œuvres d’art et leur potentiel prix qui relèvent alors du superflu. Dans les faits, on a pu s’apercevoir pourtant que justement, l’humain est profane tandis que l’art est sacré. Par exemple, dans l’affaire autour de Rose Valland, lorsque la SNCF rentre en résistance c’est pour empêcher un train rempli d’œuvres d’art spoliées de partir en l’Allemagne. Peu de temps après, il y a un train qui part avec des Juifs, des communistes, des tziganes. Il ne sera pas arrêté et ira jusqu’à Auschwitz Birkenau. Ce fantasme de l’œuvre d’art m’écœure et m’éblouit en même temps, il me passionne. On a fait passer les œuvres d’art, les trésors nationaux avant sa propre population, avant ses propres frères. 

DA Qu’avez-vous voulu montrer en mettant en scène des pages du Journal de René Gimpel? 

RD Il y a sur ce mur à peine 10% de ce qu’il a écrit, il y a en tout 23 carnets. J’ai voulu mettre à plat l’oeuvre d’une vie pour épouser d’un seul regard ce que René Gimpel laisse en héritage.  Une vie de collectionneur  qui a rencontré le tout-Paris et qui a fini résistant, déporté. Il ya un travail de réécriture, de réflexion, de rature, de doutes . C’est très joli visuellement et c’est très marquant. C’est la vie qu’on trouve dans un manuscrit, et qu’on ne trouvera pas dans des pages, avec des caractères Times New Roman. Il y a de la chair, il y a il y a de la réflexion, il y a quelque chose qui se développe, c’est organique. 

DA À quoi correspond le jeu entre le fragment et l’effet de masse dans vos installations?  

RD Quand j’ai été amené à travailler sur Paul Rosenberg j’ai voulu montrer une vie de marchand. Pourtant, on a sur ce mur seulement 20% de ce qui est passé entre les mains de Paul Rosenberg, et encore seulement lorsqu’il était marchand à Paris, à l’entre-deux-guerres. C’est un monument qu’on embrasse en un seul regard mais aussi un fragment.  
L’œuvre d’une vie, que ce soit à travers des mémoires comme dans le cas de René Guimpel ou à travers un fond, un fond artistique, comme dans le cas de Paul Rosenberg, c’est quelque chose qui m’anime dans ma dans ma pratique d’artiste. J’ai déjà eu recours à ce genre de stratagème de bien des manières et à bien des moments. Notamment par exemple pour avoir mis l’intégrale de La recherche du temps perdu sur une feuille qui fait d’un mètre par 1,5 mètre. C’est l’image la plus précise qu’un des laboratoires photographiques les plus réputé en Europe ait produite. Pourtant, ce n’est pas une image, c’est un texte. 
J’aimerais bien faire un inventaire exhaustif de ce qui a été spolié. Mais c’est impossible et puis je n’ai pas assez de vie pour montrer, traduire visuellement toutes les peintures qui ont été spoliées Je m’intéresse aux œuvres d’art, je ne m’intéresse pas aux autres objets que les œuvres d’art. Elles existent au même titre qu’un manteau ou que des draps. Elles existent. Ce sont des objets. Il s’agit de présenter une masse d’objets pour tous les autres objets. Et ces objets reflètent le choix, le goût d’une personne. Derrière chaque tableau, il y a une personne. Et c’est un tableau pour tous les tableaux et c’est une personne pour tout un peuple. 

Raphaël Denis, LA LOI NORMALE DES ERREURS, KRÄ 229 – KISTE KRÄ 77, Plâtre, peinture, textile, cordage et documentation, 2019- © Christie’s, Juan Cruz Ibanez

LB Pour nous, ce qui était aussi important c’était de montrer à la fois le côté accumulation et le côté très fragmentaire de la vision puisqu’on n’a pas malheureusement la possibilité de parler de de toutes les collections, de toutes les œuvres, de toutes histoires qui se cachent derrière la grande. Mais dans le même temps, nous voulions montrer tout de même la pluralité de des visions, des collectionneurs, des artistes concernés et en même temps montrer que tout ça uniquement à travers le prisme de du travail de Raphaël.  
D’autres œuvres et d’autres artistes ne pourront même pas être montrés parce que on n’a pas assez d’archives ni d’informations, que les œuvres ont été détruites. Peu à peu, par une initiative fragmentaire comme celle-ci nous essayons de reconstituer un petit morceau de l’histoire qui permettra de sensibiliser un plus large public.  

DA Est-ce que, par certains aspects, la démarche au cœur de vos œuvres mémorielles s’apparente au travail qu’a fait Serge Klarsfeld en rassemblant les noms des déportés juifs de France? 

RD Exactement. Il s’agit d’une démarche d’artiste mais d’humaniste aussi. Il n’y a rien de plus factuel qu’un nom. Il n’y a rien de plus factuel qu’une immatriculation, qu’un numéro d’indexation. Aux archives diplomatiques de La Courneuve, on a des fiches pour chacune des œuvres. Initialement allemandes, elles sont classées par artiste ou par collectionneur. Parfois, le numéro de train est indiqué, c’est effroyable Dans les archives, apparaît sur certaines fiches d’immatriculation des œuvres ce mot vernichtet, qui signifie anihilé. Et ils sont effectivement annulés. D’après les mémoires de Rose Valland, en France entre 500 et 600 tableaux sont passés par les cendres. Brûlées, lacérées, dynamitées, martelées. Martyrisées au nom d’une idéologie. Cela dépasse la seconde guerre mondiale. Là encore, on retrouve le fragment: une seule œuvre vient parler de toutes.  

Vue de l’exposition, Raphaël Denis – © Juan Cruz Ibanez