L’autre Blum

L’entretien lecture de Fanny Arama avec Aurélien Cressely, auteur de Par-delà l’oubli.

© Éditions Gallimard – Francesca Mantovani

Historien de formation, Aurélien Cressely livre un premier roman « dédié à toutes les mémoires injustement disparues », Par-delà l’oubli. Il retrace le parcours de René Blum, frère de Léon, ayant été successivement critique de théâtre, directeur des spectacles du théâtre et des Ballets Russes de Monte-Carlo, puis des ballets de la principauté avant-guerre.

En 2015, la mairie de Paris inaugure la rue René Blum dans le quartier des Batignolles. Quelques années plus tard, Aurélien Cressely passe devant la plaque de la rue. Pourquoi le frère de Léon Blum est-il si méconnu du grand public ? Il décide de rendre hommage à cet homme aux actions biffées par la négligence de la mémoire collective française, et de rendre à la famille Blum l’aura artistique qui contribuait à sa joie de vivre.

René Blum est un enfant de la Belle Époque : il croit au travail et aux relations. Il côtoie le Tout-Paris grâce à l’entregent de son frère qui écrit dans La Revue Blanche des frères Natanson, puis s’intéresse tout particulièrement à la scène théâtrale française du début du siècle. Le théâtre a toujours été le baromètre culturel de la France. René Blum veut assister à la fabrique de la création artistique et bien que n’étant pas lui-même auteur, il est avide d’expérimentation culturelle. Du théâtre symboliste de Lugné-Poe aux Ballets Russes de Diaghilev, il apprécie les artistes qui font exploser les cadres de la représentation traditionnelle et appellent au renouveau des formes. Après la Première Guerre mondiale, tout va plus vite : les médias et la publicité sont plus performants ; les citadins sont avides de culture, de fête, d’ivresse. René Blum entend participer à la célébration du beau et de l’inconnu par des avant-gardes iconoclastes en soutenant sans relâche leurs œuvres audacieuses. Son sérieux et sa force de travail, sa bienveillance et son respect des artistes, lui offrent des postes de choix. Jusqu’en 1940, il refuse de croire qu’ayant tant donné pour la France (il a reçu la Croix de guerre) et les arts, ses origines juives pourraient signer son arrêt de mort.

Au service du talent des autres, René Blum n’avait, jusqu’au roman d’Aurélien Cressely, fait « que » l’objet de la biographie de la danseuse et chercheuse américaine Judith Chazin-Bennahum, non traduite en français (René Blum and The Ballets Russes. In Search of a Lost Life, 2011). Le livre d’Aurélien Cressely ressuscite un homme dont on sait qu’il finira tragiquement, au caractère et au parcours admirables.

Le lecteur assiste à son arrestation, à ses passages dans les camps de Drancy et de Compiègne. Là-bas, le quotidien et le comportement des hommes sont avant tout décrits pour rendre hommage à tous ceux qui décidèrent, malgré une violence extrême, d’insuffler de l’espoir et du sens au cœur d’événements à la noirceur insondable. L’écriture d’Aurélien Cressely, tout en retenue, porte le poids de la fatalité de tous les destins tragiques, dont on connaît l’issue, mais que l’on se doit de pénétrer, d’interpréter, d’examiner, encore et encore, afin de les placer dans cette région si lointaine de notre âme qui fait de nous des êtres humains : par-delà l’oubli.

Par-delà l’oubli, Aurélien Cressely
Gallimard, 2023, 18,50 €

Entretien avec Aurélien Cressely

Fanny AramaQu’est-ce qui vous a touché dans la vie de René Blum au point que vous considériez nécessaire d’en faire le récit ?

Aurélien CresselyL’histoire a commencé par une plaque dans la rue. À l’époque, j’habitais avenue de Clichy, et j’allais faire mes courses au Monoprix qui était au croisement de la rue Cardinet et de la rue René Blum. Je connaissais bien Léon Blum ; j’admirais l’homme, le politicien et l’intellectuel. J’ai ensuite lu le livre d’Anne Sinclair, La rafle des notables [Grasset, 2020]. Elle y évoque René Blum comme un personnage extrêmement bienveillant, courageux, digne, ainsi que son rôle à la fois personnel et professionnel dans la promotion des arts et du spectacle en France dans la première moitié du xxe siècle. Le fait que sa mémoire ait été méconnue m’a touché. Mon livre, de ce point de vue, est un acte presque militant : j’ai voulu raconter son histoire.

FA Léon Blum, l’homme politique, frère de René, a commencé sa carrière en étant critique littéraire. A-t-il influencé son frère qui a choisi pour commencer la voie de la critique d’art ?

AC Il faut savoir que la famille Blum était composée d’amateurs d’art éclairés. Ils aimaient tous les arts, la culture en général. Léon Blum, qui était deuxième dans la famille (ils étaient cinq) a donné à René la possibilité d’entrevoir « autre chose » qu’un avenir au sein du magasin de ses parents. Le père Blum avait fondé un magasin de soieries, de crêpes et autres tissus de qualité. Tous les frères Blum y travaillaient sauf Léon, qui avait choisi une autre orientation : la critique littéraire, puis les études de droit qui l’ont mené au Conseil d’État. Léon Blum est né en 1872, René en 1878. René regardait Léon avec ses grands yeux : son frère l’a introduit dans la grande épopée de La Revue Blanche – extrêmement influente à l’époque – à laquelle il collaborait. Il l’invitait aux représentations théâtrales et lui a donné le goût de la littérature et de la culture.

FA Y a-t-il un ouvrage consulté lors de vos recherches vous ayant particulièrement marqué ?

AC Oui, le livre de Georges Wellers : L’étoile jaune à l’heure de Vichy [Fayard, 1973]. Wellers a beaucoup documenté son passage dans les camps français. Ce que j’ai apprécié, c’est la matière brute. Il n’essaie pas d’ajouter de pathos. Il explique de manière très factuelle quel a été le rôle des gendarmes, de la police, de l’État français et leur responsabilité. C’est une responsabilité qu’on doit tous regarder en face : l’État français a organisé ce grand drame. Bien entendu, il y a d’autres témoignages. Le Mémorial de Shoah a fait à cet égard un travail colossal. Ils ont interviewé des centaines de personnes qui ont pu revenir des camps. C’est un travail exceptionnel, exceptionnel dans l’horreur, mais également dans l’apport historique. Les témoignages permettent d’entrer dans l’esprit des personnes qui ont vécu les camps. À l’aune de ces témoignages, j’ai soupesé chaque mot utilisé quand j’ai écrit Par-delà l’oubli.

FA Vous soulignez deux facettes du tempérament de René Blum : son optimisme, et son sens de la dignité, qui, à plusieurs égards, ont beaucoup en commun. D’où vient cet optimisme selon vous ?

AC Son optimisme lui vient sans doute de sa liberté. René Blum était destiné à entrer dans le magasin familial. Il refuse ce destin et décide de mener une carrière de promotion de l’art, en restant très proche des siens. C’est une force de caractère d’aller jusqu’au bout. C’était une famille extrêmement bienveillante : ils aimaient l’art, ils avaient de l’humour… La religion était aussi pour eux quelque chose qui a été une source d’optimisme. Ils ont été très épanouis dans la France de la première moitié du xxe siècle, avant le « drame final ».

FA René Blum ressent également le besoin de rester digne devant les comportements ignobles pendant la guerre. Et, souvent, la dignité revient à ne pas paniquer, à conserver le sang-froid de l’homme civilisé qui croit en la bonté et en la justice… Comment vous êtes-vous attaqué, en tant qu’écrivain, à cette difficulté de raconter l’optimisme que son destin « d’être Juif » va mener à la mort ?

AC René Blum était aux États-Unis en 1940. Il revient en France parce qu’il ne veut pas que le nom de son frère, des siens, soit traîné dans la boue, associé à la fuite. Quand vous faites face à un homme ayant eu ce comportement-là, vous ne pouvez être qu’admiratif. Il ne prenait pas la mesure de la menace ; il savait qu’il y avait une menace. Il est revenu, il a eu cette dignité : rester auprès de son frère, faire comme tout le monde. Dans les camps, les témoignages sont fréquents : René Blum épluchait les patates. Il n’a jamais utilisé son nom pour bénéficier d’un privilège quelconque. J’ai essayé de narrer le fait « qu’il y allait ». À Compiègne, les prisonniers s’organisent pour mettre sur pied des conférences, animer le moral ; cela lui tient à cœur. Cette manière de partager son savoir et d’être solidaire devait être racontée. Ce n’est pas que c’est « peu commun », mais le dire, c’est lui rendre hommage.

FA Vous dites à plusieurs reprises que René Blum n’avait jamais été attiré par la politique : à quoi tient ce retrait vis-à-vis de la politique ?

AC Il ne partageait pas toutes les idées socialistes de son frère. Il n’était pas attiré par le monde difficile de la politique. La politique peut avoir une certaine beauté, mais aussi une laideur extrême. Lui était intéressé par la beauté. Son truc, c’était l’esthétisme, l’art, le pouvoir de divertir. Il ne voulait garder que le beau. Il a été assez précurseur dans la découverte de peintres, de danseurs, de musiques avant-gardistes. Il défendait une autre manière de faire de l’art. Il essayait de voir le beau quand il n’était pas forcément classique. Il était profondément altruiste et a contribué à diversifier l’art et à faire de la France le pays de promotion de l’art que l’on connaît.

FA Dans une note finale, vous invoquez le travail de mémoire. Comment le définiriez-vous ?

AC Il n’y a pas une hiérarchie dans le travail de mémoire. Chacun, à son échelle, peut y participer. Parler, lire, ne rien oublier. Mémoire, histoire, oubli de Paul Ricœur m’a construit intellectuellement. Ne jamais oublier. Tout un chacun peut être acteur de mémoire en faisant ce travail de passeur, en expliquant, en lisant, en maintenant, comme une bougie allumée – que l’on renouvelle – la mémoire de notre pays, de notre monde. Certaines institutions le font extrêmement bien, mais il faut conserver cette mémoire. Ce qui m’intéresse, c’est que sa mémoire soit connue.
Je tenais aussi à dire que la France a été responsable. Ce sont des fonctionnaires de police, des gendarmes qui l’ont fait. Je ne suis pas là pour juger, mais je dis qu’ils l’ont fait. Il faut le dire pour que cette conscience collective soit suffisamment forte à l’avenir. Aujourd’hui, en Europe, on assiste à la chasse à l’immigré, à l’étranger. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? On ne peut pas faire autrement ? Les traiter de manière plus humaine ? La mémoire nous permet d’être plus au fait, de traiter de manière plus humaine notre présent.