Action ou vérités ?

Et si le mensonges sans gravité avaient sapé durablement la confiance ?

© Dana Ellyn, Trading places, 14 in x 18 in, oil on canvas – www.danaellyn.com

Tout commence par de petits mensonges.
Il y a les officieux et les joyeux, d’autres que l’on fait avec un certain dédain, et ceux qui arrivent par convenance, par empathie ou par omission. Des petits, il y en a de toutes les formes, que l’on prononce sur tous les tons, pour toutes les raisons du monde mais dont on se dit à chaque fois qu’on arrivera à s’en détacher, qu’ils ne seront jamais graves et souvent, toujours justifiés.

Mais sont-ils vraiment petits ? Si petits que leurs conséquences seraient tout à fait insignifiantes et que personne n’aurait véritablement besoin de s’y attarder ? Plus vraiment.

Tous les petits mensonges disent quelque chose de vrai lorsqu’ils s’accumulent. Ils révèlent quelque chose de nous, de celui qui les dit et surtout de celui qui les écoute. Celui-là même qui, à un moment donné, y voit une constellation et ne peut plus s’empêcher de la voir partout.

D’un seul coup, il réalise qu’on lui ment, qu’on lui a menti et c’est cette réminiscence de la répétition des mensonges proférés, sans aucune métronomie et sans fil conducteur, qui lui révèle que la parole en laquelle il avait confiance est subversive. Et dans ce désordre, il ne pourra plus se retenir de chercher du sens au tissu de mensonges ainsi surpris car tout devrait pouvoir s’expliquer. C’est comme cela que les petits mensonges finissent par éroder la confiance, doucement, tranquillement. Or, la confiance est le tuteur de la raison puisque c’est sur elle que l’on bâtit ce que l’on tient pour vrai, c’est sur elle que repose notre croyance dans la véracité des faits et des choses, c’est grâce à elle que nous ne cédons pas à la folie, dans ce monde déjà fou.

Sauf qu’à l’heure où l’information circule plus vite que jamais et où tout est enregistré et archivé, rien n’est plus facile pour un petit mensonge que de saper des certitudes immuables et de trouver sur sa route assez de prophètes et de dévots pour le défendre. Il suffit en effet qu’on surprenne un orateur en train de mentir, ou qu’une hypocrisie soit repérée, pour que, d’une manière ou d’une autre, la confiance soit sévèrement entaillée, voire perdue – qu’importe que le mensonge eût été minuscule.

C’est ainsi que des gens meurent en voulant prouver que la terre est plate ou en buvant de l’eau de javel pour guérir de la Covid-19.

Parce qu’on ne peut pas tromper mille fois une personne ni mille personnes une fois. Celui qui a été déçu ne veut plus courir le risque d’être pris pour un imbécile. Alors, plutôt que d’attendre d’être piégé, il cherchera obstinément à deviner l’entourloupe même quand celle-ci n’existera pas. Il n’écoutera plus celui qui lui jurera, les paumes en l’air, « la vérité » : c’est le syndrome du père Noël. Cela ne prendrait pas si facilement si nous n’avions jamais appris au fil de l’Histoire que de vrais complots ont existé. Et même, sans trop de mystère, que certains existent aujourd’hui. Cette réalité entraîne l’avènement d’un scepticisme généralisé qui, à l’aide des nouvelles technologies, conduit à un conspirationnisme de masse où, en cherchant les preuves d’un complot, on en fait émerger un autre. Pire, on se gargarise sur un ton brave de l’avoir débusqué, de l’avoir compris, de ne pas être dupe !

En faisant ce constat, je crois qu’on ne peut que s’émerveiller du huitième commandement, sage et altier, qui nous a prévenus et commandés voilà des milliers d’années de ne jamais mentir. Comme un parent, impérieux, qui l’ordonne à son enfant.

Pourquoi avons-nous donc failli de la sorte ? Comme toujours, parce que nous sommes détestablement humains, vulnérables et lâches, et aimants. Que nous ne voulons pas blesser ceux que nous aimons, que nous sommes désemparés devant leur déception ou leur chagrin, ou que, parfois, nous voulons simplement la paix, que nous choisissons la vie. Et pour faire tout cela à la fois, nous avons eu des modèles que nous avons vus mentir. Alors nous trouvons de fausses excuses. Nous mentons à notre tour. Nous nous délivrons des permis de petits mensonges qui, une fois découverts, sont susceptibles de ne laisser de l’amour qu’une terre brûlée. Et si cela vaut pour un couple, une famille, une amitié, cela vaut plus encore pour une société.

Le complot n’a pas de cause, il est un symptôme. Penser le guérir ne sert à rien sans panser la confiance et le lien social, si distendu avec nos figures d’autorité – qu’elles soient scientifiques ou politiques, ou tout autres. Ce qui a désenchanté les citoyens, et qui nourrit une part de leur folie, c’est la déconsidération qu’on leur a montrée, les promesses qui leur ont été faites en sachant qu’elles étaient vaines, l’attisement de leurs rancœurs et de leurs haines pour combler leurs désespoirs, ce sont tous les gages qui leur ont été demandés sans ne leur avoir rien donné en retour hormis de folles espérances, c’est avoir sciemment versé de petits mensonges à côté de la vérité. Tout cela en se disant qu’on arrivera à s’en démêler, que ce sont des mots anodins jetés à leur visage qui seront vite oubliés.

Mais, aujourd’hui, rien ne se perd ; mieux, on peut se souvenir de tout. Et comme cela, un boniment en chasse un autre, un petit complot est supplanté par un plus gros, car le quidam, toujours plus déboussolé vis-à-vis d’un monde sens dessus dessous, y croit. Et plus encore, il tire une certaine fierté de faire partie de ce complot, d’être visé par ce mensonge car cela lui indique sa valeur : chercher à le tromper, c’est lui reconnaître qu’il est digne d’intérêt, une importance, c’est lui donner de la considération. En cela, le complotisme est particulièrement dangereux, voire addictif. Il semble en effet pouvoir provoquer chez ses croyants une sorte d’exacerbation narcissique, en témoignent ceux partis mourir au Capitole, convaincus d’aller sauver leur démocratie quand ils étaient justement en train de la saccager.

Ainsi, malgré les efforts de beaucoup pour replacer la vérité au cœur du débat public et y enrayer la propagation de mensonges sans cesse recommencés, il semble que nous soyons voués à vivre avec quelques complots – signe d’un esprit humain ayant besoin de se rassurer. Toutefois, parce que les paroles-paroles-paroles sonnent de plus en plus creuses à nos oreilles désabusées, il nous faut urgemment repenser et reconstruire notre contrat social en le fondant sur une confiance renouvelée, ciment des couples résilients et de notre système de représentation politique.

Au choix de la vérité doit donc désormais se substituer un remède plus prosaïque, mais non moins vital : l’action.