Au pays des drag queens juives

Le travestissement comme empowerment : de la parenté inattendue entre judaïsme et art drag

© Lisetta Carmi, I travestiti, Cabiria, 1965-1970,
C-print (2017) on Hahnemühle paper, 30 x 40 cm, edition of 6 plus 1AP
Courtesy of the Artist and Dvir Gallery, Tel Aviv

Longues jambes fuselées, tenues extravagantes, maquillages flamboyants… Vous les avez peut-être vues affichées en grand dans le métro cet été ou en prime time à la télé : je veux bien entendu parler des participantes de la première saison de Drag Race France !

Drag Race, quèsaco ? Il s’agit au départ d’une émission de téléréalité américaine mettant en scène les drag queens les plus talentueuses du pays dans une compétition sans merci (et très drôle) orchestrée par l’inénarrable RuPaul, lui-même vedette drag des années quatre-vingt-dix. Depuis sa création en 2009, le show a remporté un succès planétaire, devenant culte dans les communautés LGBTQ+ du monde entier et faisant l’objet de déclinaisons dans de nombreux pays – et récemment, donc, en France. Sa popularité a largement contribué à donner ces dernières années une visibilité sans précédent à l’art drag et à ses reines : les drag queens.

À ce stade, un petit point lexical s’impose. Une drag queen, c’est quelqu’un, généralement un homme, qui se construit un personnage à la féminité théâtralisée, en lequel il se mue pour chanter, danser et faire du lipsync (playback) sur scène le temps d’une soirée. Ce n’est pas (ou du moins pas forcément, et pas le plus souvent) une femme transgenre, c’est-à-dire une personne née dans un corps d’homme mais se percevant profondément comme étant une femme – mais plutôt un homme qui va s’amuser à jouer avec les frontières du genre de façon temporaire et à des fins de divertissement.

Ceci étant posé, que viennent faire les drag queens dans Tenou’a ? êtes-vous en droit de vous demander. À première vue, art drag et judaïsme peuvent en effet sembler faire très mauvais ménage, puisque le travestissement d’un homme en femme ou d’une femme en homme fait l’objet d’un interdit explicite de la Torah 1.

Mais, comme toujours, les choses sont plus compliquées que cela ! J’en veux pour preuve qu’il existe aujourd’hui une scène drag juive en pleine expansion : des États-Unis à la Grande-Bretagne en passant par Israël, de nombreuses stars drag affichent fièrement leur judéité – à l’instar de Miz Cracker, dont le personnage joue sur le cliché de la Jewish American Princess, de Suzi Boum, ancien yeshiva boy ayant troqué ses peot contre des perruques laquées, de Jinkx Monsoon, grand gagnant de la cinquième saison de Drag Race, ou encore de Lady SinAGaga, dont le nom de scène est à lui seul tout un programme…

Chose peut-être plus surprenante encore : au-delà de ces exemples contemporains, qui s’inscrivent dans une tendance actuelle globale, on peut relever de nombreux cas bien plus anciens de personnages et d’artistes juifs jouant avec les codes du genre. On pense bien sûr à Yentl, l’héroïne du film éponyme magistralement interprétée par Barbra Streisand, qui se déguise en homme pour pouvoir étudier. Mais aussi à Pepi Littman, drag king (et oui, cela existe !) née en 1874, qui se produisait en yiddish sur les scènes de Pologne et d’Ukraine sous les traits d’un jeune dandy hassidique – un court-métrage lui a récemment été consacré 2.

Un dernier exemple, français cette fois-ci, et non moins fascinant : celui de Claude Cahun. Née Lucy Schwob en 1896, cette photographe et intellectuelle proche des surréalistes se mettait en scène dans de troublants clichés, se présentant tantôt sous des traits hyperféminins, tantôt arborant une virile calvitie. Dans son essai Aveux non avenus, paru en 1930, elle écrivait : « Masculin ? Féminin ? Cela dépend des cas. Le seul genre qui me convienne toujours est le neutre ». On la qualifierait aujourd’hui peut-être de non-binaire…

Alors, que penser de tous ces Juifs et Juives qui, depuis des siècles, jouent avec les limites du genre en transgressant avec allégresse l’interdit du travestissement posé par le Deutéronome ? Le font-ils en dépit de leur judéité ? Ou y aurait-il, au contraire, d’une façon ou d’une autre, quelque chose de juif dans cette joyeuse confusion des genres ?

J’aimerais défendre cette dernière idée, en soulignant en premier lieu l’affinité qui existe entre l’art du drag et la fête de Pourim.

D’abord, Pourim est la journée du calendrier juif lors de laquelle le travestissement est officiellement autorisé. La plupart des commentateurs, et notamment le Rem”a 3, dont les écrits font autorité jusqu’à aujourd’hui, s’accordent en effet à dire que l’interdit énoncé dans le Deutéronome est suspendu ce jour-là. La raison ? Alors que les autres jours de l’année, on présuppose que quelqu’un qui se travestit doit avoir des intentions immorales derrière la tête (se dissimuler dans un objectif d’adultère, selon Rashi), le jour de Pourim, l’objectif d’un tel travestissement est clairement celui de s’amuser, conformément à ce qui est commandé.

Ensuite, Pourim est de facto depuis le Moyen-Âge l’occasion de ce que l’on pourrait appeler des proto-drag shows : les pourim shpils. Ces petites pièces de théâtre parodiant la Méguila, première forme dramatique à avoir été admise par les rabbins, étaient en effet initialement jouées uniquement par des hommes, les femmes n’étant pas autorisées à se produire sur scène. Les personnages féminins de la Méguila étaient donc par la force des choses interprétés par des acteurs masculins. Imaginez le petit Yossélé grimé en sensuelle reine Esther, ou Shmulik le marchand de bestiaux déguisé en indomptable Vashti… Digne du plus piquant des drag shows, non ? La tradition du pourim shpil est d’ailleurs aujourd’hui réinvestie par des artistes dans tout le monde juif anglo-saxon, qui en proposent des versions (officiellement) drag. Et au fond, quoi de plus naturel pour la reine Esther que d’être interprétée par une drag queen ?

Mais au-delà de cette rencontre très concrète entre Pourim et le drag, il existe à mon avis une parenté profonde, presque philosophique, entre les deux, dont l’aspect concret n’est finalement qu’un reflet logique.

Pourim et l’art drag peuvent en effet s’analyser comme procédant de la même démarche d’empowerment d’une communauté opprimée (les Juifs dans un cas, les queers dans l’autre) consistant à se réapproprier son identité à travers le jeu, la scène, les costumes. « Nous sommes persécutés en tant qu’hommes jugés trop efféminés ? – disent les drag queens. Eh bien ici, sur scène, nous pouvons être aussi excessivement femmes que nous le décidons. » « Nous sommes régulièrement menacés par des projets d’extermination ? disent les Juifs à Pourim. Eh bien, une journée par an, grâce au déguisement, nous pouvons jouer à être qui nous voulons. ». Dans les deux cas, le déguisement agit comme un outil d’émancipation, la joie comme une source d’empowerment, l’imaginaire comme le lieu d’une libération. Dans les deux cas, il s’agit de sortir de l’assignation à l’identité de victime, à la merci des persécutions du premier conseiller du roi ou du premier imbécile homophobe venu, pour affirmer fièrement qui on est, ou qui on pourrait être.

Et en cela, l’art drag résonne, au-delà de Pourim, avec l’idée, très importante dans le judaïsme, selon laquelle l’identité n’est jamais figée mais toujours en mouvement, l’idée que l’on peut toujours se réinventer et explorer de nouvelles facettes de nous-mêmes, et que cette fluidité est la condition même de notre liberté. Cette idée est merveilleusement synthétisée par une formule de la photographe Claude Cahun, évoquée précédemment, lorsqu’elle dit son engagement à toujours « devenir, plutôt qu’être » 4. Une phrase aux accents de devise, qui pourrait être inscrite tant sur les frontons des synagogues que sur celles des salles de spectacles drag.