BON COMME LÀ-BAS

La cuisine séfarade ne s’apprend pas dans les livres, elle se goûte, elle se vit, et il faut, pour la maîtriser, observer celles qui savent.

© Rotem Amizur, Doya and Abulabed, painted paper collage, 33 x 50 cm, 2018 – https://rotemamizur.com/

Dans un appartement populaire du dixième arrondissement de Paris, au milieu des années quatre-vingt, se trouvent une table et ses chaises en Formica. J’y suis assise et ma grand-mère Yvette me sert un bol de drôo chaud, le saupoudre de cannelle et me tend une cuillère. 

Ça ressemble à du ciment, je fais un peu la grimace mais l’odeur m’attire, j’ai toujours été curieuse en cuisine, j’ai envie d’y plonger ma cuillère, il faut attendre que ça refroidisse, c’est encore brûlant. Je passe le temps en regardant le carrelage au mur, il y a quelques carreaux avec de jolis poissons dessinés dessus, je les imagine en train de nager. 

Le moment est enfin venu, je goûte. C’est si étrange comme texture, trop sucré, farineux, un peu amer, je ne pourrai dire pourquoi mais j’adore! Après ce petit-déjeuner nous préparons avec ma sœur et ma mamie les pâtisseries et plats pour la fête de Kippour

Il y a tant à faire pour que tout soit prêt, je ne sais comment nous allons réussir, mais on y arrive toujours et ça a été pour moi une super école. On me demande souvent comment je fais pour cuisiner seule des buffets et repas pour autant de personnes avec mon service traiteur, Sheffa, dont le nom signifie « abondance » en hébreu. Je dois avouer que c’est grâce à la cuisine séfarade de mon enfance, c’est comme si on m’avait préparée à cela toute ma vie. Cuisiner rapidement pour plein de monde. 

On débute donc par les gâteaux. Nous voilà baignées dans le miel, les dattes et le sucre, des montagnes de douceurs, celles avec lesquelles nous casserons le jeûne, car il est de coutume, dans ma famille, de passer du sacré au sucré, puis au salé. 
Pendant qu’on s’affaire en pâtisserie, entre les cakes, makrouds, boulous, farka, et autres merveilles sucrées, ma maman arrive pour nous aider et les plats commencent à mijoter. 

Il y a un bouillon de volaille avec des petites pâtes roulées à la main, les nikitouches, un ragoût d’aubergine et potiron avec des pois chiches et du poulet typique de la cuisine soussienne: la Brania

Mais aussi une poule farcie que mamie met des heures à coudre et qui, comme tous les ans, va de toute façon s’ouvrir pendant la cuisson dans le bouillon. Alors, elle enfoncera une grande écumoire dans la marmite pour la ressortir et la recoudre encore et encore jusqu’à ce qu’elle soit prête. 

Il y a aussi un couscous boulettes très parfumé et une multitude de salades de toutes les couleurs: des carottes au cumin, des artichauts à l’orange, des pommes de terre au thon, de la salade cuite de poivrons et tomate… La harissa coule à flots, la citronnade aussi. 

Quelle joie que ces moments ensemble, les trois générations rassemblées autour de la gazinière rue de l’Hôpital-Saint-Louis. La cuisine est vraiment notre pièce principale. 

Tout sera prêt pour Kippour, l’abondance est de rigueur autour de notre table comme dans toutes les familles orientales. Il faut se servir beaucoup, peut-être même trop et se resservir, que le ventre tire en sortant de table, il faut même qu’il en reste pour trois jours, qu’on en offre aux voisins, sinon c’est qu’on a manqué et ça, il en est hors de question!
C’est peut-être ça le propre de la cuisine séfarade, le « trop » pour que le partage soit toujours possible. La chaise vide autour de la table pour accueillir l’invité, celui qui nous rejoindrait à l’improviste. C’est une drôle de façon de penser que de prévoir en plus pour l’imprévu. 

Ne jamais manquer, même sans moyens. D’ailleurs dans les familles les moins aisées, on entend souvent dire « On n’avait que l’essentiel mais on ne manquait de rien, on n’a jamais eu faim » 

La cuisine orientale est pleine de plats mijotés longuement, ceux qu’on partage en famille et avec ses amis. Il est vrai que lorsqu’on prépare un plat en marmite, un morceau de viande suffit à nourrir dix personnes, car l’essentiel est là: le goût.
Parlons-en de ce goût: pour le même plat, chaque région utilise ses propres épices, plus ou moins de cumin, de coriandre, de paprika, de ras-el-hanout, ou encore de quatre-épices en le cuisant avec son propre mode de cuisson. Allons même plus loin: chaque famille a sa propre recette d’un même plat et chaque enfant la modifie légèrement pour se l’approprier.
Les mesures des ingrédients se font en poignées et non en grammes, donc la précision dans la transmission est impossible. Il faut avoir vu faire sa mère, sa grand-mère ou sa belle-mère pour apprendre.
Pourtant, ce manque de rigueur transforme chaque plat réussi en un mets exceptionnel, un accident tout en maîtrise, on aime aller à la limite du brûlé, que ça colle un peu à la casserole, que tout soit confit dans l’huile d’olive, juste cuit à la perfection. 

Les parfums des plats orientaux sont ancrés dans ma mémoire comme un souvenir indélébile. Celui que je recherche en permanence, le goût qui me réconforte le plus, une balade en Méditerranée avec les papilles… Je suis le petit poisson sur le carrelage de ma grand-mère, je nage d’un plat à l’autre avec délice.